Nous savons depuis l’an dernier, preuves à l’appui, que la National Security Agency (NSA) a mis en place un système de surveillance massif et systématique des communications téléphoniques et électroniques dans le monde entier, au mépris des droits les plus élémentaires de chacun à une vie privée. Pour autant, les explications embarrassées de l’exécutif américain et les tentatives peu convaincantes du Congrès pour limiter l’appétit des agences de renseignement montrent que les révélations d’Edward Snowden n’ont pas suffi pour renverser la vapeur : les actes qui ont permis à la NSA de se transformer en Big Brother impénitent sont toujours en place, et la surveillance massive se poursuit sans contrôle.
À part le vague espoir que de futurs élus s’emparent sérieusement de la problématique et mettent ces agences sous contrôle démocratique, il ne reste donc plus que la voie judiciaire pour faire dûment constater et cesser ces abus. C’est ce que tentent de faire une série d’organisations non gouvernementales américaines, dont Wikimedia, la Fondation qui fait fonctionner l’encyclopédie en ligne Wikipédia, et près d’une douzaine d’autres ONG dont Amnesty International USA et Human Rights Watch, en portant plainte, sous l’égide de l’Association américaine pour les libertés civiles (ACLU), contre la surveillance de masse réalisée par la NSA. La plainte, introduite auprès de la Cour de district du Maryland, cherche à faire constater l’inconstitutionnalité de cette surveillance. Jimmy Wales, le fondateur de Wikipédia, explique dans un article cosigné par Lila Tretikov, directrice exécutive de Wikimedia Foundation, et publié par le New York Times sous le titre « Cessez d’espionner les utilisateurs de Wikipédia », pourquoi l’encyclopédie en ligne est en première ligne dans ce combat.
Il s’agit, écrit Wales, de « protéger les droits des 500 millions de personnes qui utilisent Wikipédia chaque mois (…) Un pilier fondamental de la démocratie est en jeu : le libre échange des connaissances et des idées ». La surveillance dite « upstream », qui consiste à emmagasiner des données de communications à grande échelle, à titre de précaution – et donc en l’absence de tout soupçon et sans avoir à demander l’autorisation d’un juge – viole le 4e amendement, qui garantit le droit à une sphère privée, et le 1er amendement, qui protège les libertés d’expression et d’association. Les organisations plaignantes reprochent aussi à la NSA d’avoir outrepassé l’autorité que lui concède le FISA (Foreign Intelligence Surveillance Act), amendé par le Congrès en 2008, et que beaucoup considèrent comme étant en soi parfaitement opaque et liberticide.
Vu de loin, on peut être tenté de se demander pourquoi Wikipédia s’inquiète de la surveillance de masse à laquelle se livre la NSA, alors que tout le contenu de l’encyclopédie finit par être librement accessible sur le web. Jimmy Wales explique que sur les serveurs de la Fondation, les dizaines de milliers de volontaires qui participent à l’édition des articles de l’encyclopédie sont amenés à discuter des sujets souvent politiquement sensibles, tels que Tiananmen Square et les droits des homosexuels en Ouganda, et pour des raisons évidentes, préfèrent le faire de manière anonyme. Souvent, ceux qui témoignent sur des sujets controversés ou vivent dans des pays aux régimes répressifs sont en première ligne et donc vulnérables. Jimmy Wales montre du doigt en particulier la coopération poussée entre la CIA et le régime du président égyptien Abdel Fattah al-Sissi, pour illustrer les conséquences néfastes de la surveillance « upstream ».
L’idée que ces volontaires, qui font confiance à Wikimedia pour protéger leur anonymat, sont espionnés sans vergogne par une agence gouvernementale américaine, sans aucun contrôle sur ce qu’il advient des données ainsi recueillies, est incompatible avec un fonctionnement démocratique de Wikipédia et même d’Internet en général. Une surveillance aussi intrusive que celle pratiquée, selon ses propres documents internes, par la NSA, « étouffe la liberté d’expression et le libre échange des connaissances au profit desquels Wikimedia a été conçu », martèle Jimmy Wales.