Pour des raisons de coûts, l’informatique « dans les nuages », ou cloud computing, s’impose de plus en plus dans les entreprises. Leurs données sont donc stockées et sécurisées sur des serveurs distants, garanties par des contrats de confidentialité, des engagements de niveau de service frôlant les cent pour cent et des duplications à tout va. Pour les particuliers, c’est moins pour des raisons de coût et davantage pour des considérations de commodité et d’accès facilité depuis nos multiples terminaux que le cloud s’immisce dans nos vies, en tant que méthode « évidente » pour stocker nos données personnelles, qu’il s’agisse de textes tels qu’emails ou blogs, de photos, de films ou d’enregistrements sonores, et que ce soit chez Google, Dropbox ou d’autres. De façon croissante, nous confions donc les documents qui constituent les traces de notre histoire personnelle à de grandes entreprises anonymes et distantes. Que valent leurs garanties quant à la perennité de ces données ? Lorsque c’est un des pionniers d’Internet, devenu depuis vice-président de Google, qui nous prévient de ne pas trop y croire et de nous méfier du risque d’une perte généralisée de nos données, sans doute vaut-il mieux écouter.
S’adressant à San José, en Californie, à l’assemblée annuelle de l’Association américaine pour l’avancement de la science, Vint Cerf a évoqué la perspective d’une « siècle oublié » ou d’une « génération oubliée » si jamais des évolutions technologiques rendaient les enregistrements illisibles. Parce que, jusqu’à présent, la plupart des évolutions technologiques dans le domaine digital ont permis, d’une façon ou d’une autre, grâce à des efforts de « rétrocompatibilité », de préserver l’accès à nos enregistrements historiques, cette alerte de Vint Cerf peut paraître contre-intuitive. Pourtant, il suffit de penser à ces premiers programmes sur mini-cassettes, aux données enregistrées sur des disquettes floppy ou à ces jeux sur cartouches des consoles Atari pour comprendre que les machines nécessaires pour lire certains enregistrements peuvent facilement devenir une rareté, voire impossibles à dénicher pour certaines d’entre elles.
Même si une solution est aujourd’hui encore assez facile à trouver au problème de celui qui veut consulter une collection de vieilles photos gravées sur un CD et bute sur l’absence d’un lecteur de ce support sur les laptops récents, ce type de mésaventure est une bonne illustration de ce qui pourrait advenir aux traces de nos histoires personnelles d’ici quelques décennies ou quelques siècles. Dans une telle perspective, même des formats qui nous semblent aujourd’hui « éternels » comme Word ou PDF peuvent disparaître pour différentes raisons et les traces que nous avons laissées être, de fait, perdues. Vint Cerf trouve cette perspective insupportable et appelle à un effort conséquent pour que nous assurions, collectivement, que les appareils et les logiciels nécessaires pour accéder à ces données soient activement préservés. « Nous jetons nonchalamment toutes nos données dans ce qui pourrait devenir, sans que nous nous en rendions compte, un trou noir technologique », a-t-il prévenu.
Certes, nous préservons aujourd’hui nos données de manière apparemment assez systématique, reconnaît-il, mais il rappelle aussitôt qu’écrire l’histoire fait appel, par définition, à la consultation de sources dont on ne soupçonne pas, au moment de leur production et de leur sauvegarde immédiate, qu’elles auront une quelconque importance pour les historiens enquêtant d’ici quelques siècles sur notre époque. Des obstacles liés à des problématiques de propriété intellectuelle (brevets, licences) peuvent d’ailleurs contrecarrer ces efforts, fait-il valoir.
Nous voilà donc prévenus. Sauvegarder ses photos de famille sur le cloud, c’est pratique et bon marché, mais celles auxquelles on tient vraiment, celles dont on voudrait qu’elles parviennent à nos descendants, mieux vaut les imprimer et mettre les tirages en lieu sûr.