Un nombre croissant de d’utilisateurs de Facebook sont acquis à l’idée que ce réseau social est une entité à part, distincte d’Internet. Cette tendance surprenante a été mise en évidence à l’occasion d’une enquête menée par SMS et à l’aide de l’outil de sondage en ligne Surveymonkey au mois de décembre en Indonésie
et au Nigéria, et dont s’est fait l’écho le magazine en ligne Quartz, sous le titre « Des millions d’utilisateurs de Facebook n’ont aucune idée qu’ils se servent d’Internet ». L’anomalie a été découverte par des chercheurs dépouillant le sondage : ils ont constaté que le nombre de personnes ayant répondu qu’ils utilisaient Facebook était bien plus élevée que ceux qui disaient utiliser Internet. En Indonésie, onze pour cent des personnes interrogées qui disaient utiliser Facebook répondaient aussi qu’ils n’utilisaient pas Internet. En Afrique, un chercheur a constaté une discrépance similaire, de l’ordre de trois à quatre pour cent lors d’étude sur l’utilisation de portables. Il n’est pas rare, dans les pays faiblement connectés, que des gens entrent dans un magasin pour demander un téléphone qui leur permette de se connecter à Facebook. Facebook, et non Internet. Et de fait, il existe en Inde une offre d’abonnement à Facebook seulement qui ne coûte que 2,50 dollars par an, alors que les abonnements offrant l’accès à tout Internet coûtent au moins dix dollars par an. La proportion équivalente aux Philippines est de un à cinq. Dans les pays qui se trouvent du côté démuni de la fracture digitale, Facebook poursuit sa croissance à la vitesse grand V, s’ouvrant régulièrement de nouveaux marchés. Le réseau social de Mark Zuckerberg semble dans ce cas vendre l’accès à prix coûtant pour fidéliser de nouveaux utilisateurs tout en les maintenant éloignés du reste du Net.
Il le fait en lançant des téléphones et des abonnements pratiquement restreints à Facebook. Pas question pour lui de faire profiter de son avancée ceux qu’il considère comme ses concurrents, Google ou Amazon. L’heure est donc, pour Facebook mais aussi pour toutes les autres grandes plateformes dominantes du Net, aux « walled gardens » (jardins clos) dans lesquels on cherche à enfermer, à coup de terminaux dédiés, aux systèmes d’exploitation bridés, et d’abonnements restrictifs, ses utilisateurs chèrement acquis pour les « exploiter » à sa guise en tant que cibles publicitaires.
Cette évolution, mêrme si elle semble bien plus prononcée dans les pays émergents ou en développement que dans les pays industrialisés, est assez inquiétante. Des géants du Net, qui se sont épanouis dans le contexte d’un Internet ouvert, choisissent un modèle fermé pour s’arroger l’attention des populations qui n’ont pas encore jusque là accédé aux univers en ligne. Amazon n’est pas en reste, avec son smartphone Fire Phone conçu avant tout comme un terminal d’achat, qui est pour l’instant un échec commercial mais n’en reflète pas moins cette tendance. L’approche de l’omniprésent Google, né de la recherche et donc par nature davantage ouvert sur l’ensemble du Net, est sans doute moins axée sur l’approche « jardin clos », mais avec la portée inégalée de ses publicités en ligne, avec son réseau social Google+, ses smartphone Nexus et ses projets ambitieux de développement de la connectivité dans les pays pauvres, elle s’y apparente.
Le magazine Quartz fait valoir que si le prochain milliard de personnes à se connecter le font par le biais de Facebook plutôt qu’en allant sur Internet, c’est une évolution lourde de conséquence en ce qu’elle fera de Facebook un environnement incontournable pour la vie sociale et politique – encore bien plus incontournable qu’il ne l’est déjà aujourd’hui.
Ce n’est donc pas seulement sur le front de la neutralité du Net qu’il faut se battre aujourd’hui pour préserver un Internet ouvert : il faut aussi être vigilant sur le caractère agnostique des terminaux et des abonnements. Le danger est réel d’une mise en coupe réglée des pays accédant à la connectivité par les géants du Net. Car si l’acquisition de nouveaux clients dans les pays en développement prend la forme d’un accaparement communicationnel, à des fins publicitaires au seul profit de ces géants, c’est aussi une culture politique aux saveurs très particulières qui risque de s’y installer.