Le Luxembourg veut garder toute sa lattitude pour pouvoir encore négocier des traités de non-double imposition comme le Parlement vient d’en adopter deux, presque coup sur coup, avec les Émirats arabes unis la semaine dernière et l’Inde ce mercredi. Pas question donc pour le gouvernement de tolérer la coquetterie d’un Commissaire européen (lire aussi en page 1), qui a proposé mardi, lors du dernier conseil des ministres des Finances de l’Union européenne (Ecofin), que Bruxelles joue le « gendarme fiscal en chef » et s’arroge désormais le droit de traiter pour les 27 des accords globaux avec les pays tiers sur l’échange d’informations. Ce qui va bien au-delà des compétences que les traités lui accordent, les États membres étant encore et jusqu’à nouvel ordre souverains en matière de fiscalité, dossier qui requiert d’ailleurs l’unanimité des États membres.
La convention avec New Delhi a doublement valeur de symbole, a souligné cette semaine à la Chambre des députés Lucien Thiel (CSV), rapporteur du projet de loi. Double, car ce sera sans doute le dernier traité que le pays ratifie selon les standards anciens. Toutefois, le texte contient des éléments qui laissent déjà présager ce que seront les conventions de l’après 13 mars 2009, date à laquelle le Luxembourg s’est engagé, avec des pays comme la Suisse et l’Autriche pratiquant comme lui le secret bancaire, à passer à l’échange d’informations sur demande dans le cadre d’accords bilatéraux avec les pays tiers. La convention, davantage inspirée du modèle prôné par les Nations unies que par les critères définis par l’OCDE, prévoit en effet un passage à l’échange d’informations fiscales très étendu avec l’Inde. Et qui le sera davantage dès lors que le Luxembourg prendra, avec l’un des membres de l’Union, des engagements « plus favorables » que ceux qui prévalaient déjà avec New Delhi. À la lecture de cette disposition, qui fut à l’époque du dépôt du texte de loi peu commentée par le gouvernement, le Conseil d’État avait bondi. Engoncés dans des vieux réflexes, les Sages ne semblent pas prêts encore d’intégrer dans leur quotidien l’évolution du monde, avec les nouveaux paramètres d’une finance qui change et se moralise chaque jour un peu plus. Exit les conventions qui permettaient aux gens fortunés de la planète de venir faire leurs courses à partir du Luxembourg, parce que les traités bilatéraux ouvraient des autoroutes sur le plan fiscal (on appelle ça du treaty shopping).
La convention avec l’Inde ne serait pas dissoluble dans les principes du droit luxembourgeois : « Les autorités indiennes, écrit la haute corporation, prônent un échange de renseignement qui n’est pas compatible avec les dispositions luxembourgeoises relatives au secret bancaire et au respect de la vie privée ». « Le Conseil d’État a exagéré le risque », soutient pour sa part Lucien Thiel en rappelant que le Luxembourg avait accepté le principe de l’échange d’information sur le plan administratif. Les Sages craignent surtout l’effet de contagion d’un mécanisme qui débouchera forcément sur l’escamotage du secret bancaire à un moment où le pays est en passe de renégocier tout son réseau de conventions fiscales pour l’adapter aux nouvelles exigences de la communauté internationale : « Il est à prévoir que d’autres États proposeront un libellé similaire lors de la négociation de conventions futures ». Le 12 mai prochain, la commission des Finances planchera de concert avec la Commission de l’exécution budgétaire pour faire un « état des lieux » des traités à remettre ainsi sur le métier. Des avancées ont déjà été faites avec les Américains par le ministre CSV du Trésor et du Budget Luc Frieden lors de sa visite éclair à Washington le mois dernier. Le premier « vrai » traité conforme aux standards OCDE et aux engagements du 13 mars du Luxembourg sur l’échange d’information « sur demande » – et non pas automatique – devrait bientôt être signé.
Comme le mentionne aussi le Conseil d’État dans son avis du 21 avril, le Luxembourg a dû accepter un véritable Diktat de New Delhi. Le gouvernement indien s’est en effet octroyé des droits d’imposition « très étendus » par rapport aux standards auxquels le Luxembourg était jusqu’alors convenu dans ses relations bilatérales avec l’étranger. « Les clauses anti-abus donnent beaucoup de pouvoir aux Indiens, qui ont le droit, plus ou moins unilatéralement de ne pas appliquer le traité », constate un fiscaliste. « Le secret bancaire pratiqué par le Luxembourg fut l’une des raisons qui expliquent la lenteur avec laquelle la convention a été négociée. Les Indiens craignaient de donner des avantages conventionnels à leurs citoyens et voulaient être informés s’ils plaçaient de l’argent au Luxembourg », renchérit un proche des négociations.
Là aussi, les Sages s’étaient émus de la tournure qu’a pris le projet de loi : le texte proscrit par exemple les opérateurs qui, de « mauvaise foi », tenteraient d’utiliser la plate-forme luxembourgeoise pour y faire des montages à bon marché en Inde et vice-versa. L’usage de la convention ne laisse de place qu’aux activités de « bonne foi ». La convention omet toutefois d’en définir les contours précis. Or, pour le Conseil d’État, « tout contribuable a le droit de choisir la voie la moins imposée en organisant ses affaires, et la fiscalité fait nécessairement partie des critères de décision de l’entreprise ».
Pas moins de cinq ministres, y compris le Premier d’entre eux qui s’est rendu sur place, ont pris part aux négociations d’un traité qui a mis près de quinze ans à aboutir enfin à une signature. Les craintes des dirigeants indiens étaient surtout de renouveler avec le Luxembourg, perçu depuis le continent indien comme un paradis fiscal, l’erreur qu’ils avaient commise quelques années plus tôt avec l’Ile Maurice. Une convention de non-double imposition entre les deux juridictions a amené à des abus en tout genre. New Delhi ne parvient pas cependant à renégocier le texte, malgré ses efforts déployés depuis cinq ans.
« La convention a le mérite d’exister », se console-t-on à Luxembourg. Le texte aura surtout valeur pour les échanges commerciaux et industriels, notamment des entreprises comme Cargolux – la compagnie de fret aérien a été à l’origine des négociations avec l’Inde en 1992 – Paul Wurth et même le sidérurgiste ArcelorMittal. Dans le sens Inde-Europe, le texte produira des effets positifs. Dans le sens inverse et pour les montages fiscaux, c’est moins évident.
Et puis, la convention pourrait peut-être un jour servir les intérêts d’un certain Lakshmi Mittal, actuellement citoyen britannique. Qui dit en effet que le magnat de l’acier n’aura pas envie de revenir à ses origines et de prendre la nationalité indienne ? Il aura alors besoin pour ses affaires d’un « assez bon traité », qu’il a d’ailleurs contribué à faire avancer. Dans les coulisses bien sûr.