En attendant Godot, le chef d’œuvre de Beckett est plus actuel que jamais. Certes, ce n’est pas une pièce sur les sans-abri, ni sur l’homosexualité. Ce n’est pas non plus une pièce sur le fétichisme du pied et de la chaussure ni sur le sado-masochisme. Et c’est encore moins un requiem pour Marc Olinger qui aurait dû endosser le rôle de Pozzo.
Il y a, bien sûr, (aussi) tout cela dans la pièce, mais, après les attentats de Paris et de Copenhague, c’est avant tout, aujourd’hui, une pièce sur l’intégrisme. Godot n’est ni dieu, ni maître, et même s’il l’était, il ne viendrait pas. Belle leçon aux paranoïaques de tout poil qui l’attendent en attentant à l’humanité. C’est une pièce sur le manque et donc sur le désir. Car quand le manque vient à manquer, c’en est fini du désir, le moteur de l’humanité. Les Juifs ont bien compris cela, eux qui, tous les ans se donnent rendez-vous à Jérusalem et qui attendent le messie qui, comme la Madeleine de Brel, ne viendra pas. Il reste alors la madeleine de Proust pour se consoler avec la mémoire et le souvenir.
Mais rien de plus traître que le souvenir. Vladimir et Estragon en savent quelque chose, car dans leur attente l’espace et le temps se brouillent et se relativisent. Attendent-ils au même endroit que hier ? Mais hier, n’était-il pas demain ou ne sera-t-il pas avant-hier ? Et cet endroit, est-ce bien la bonne place que leur a fixée Godot ? Cet arbre, perd-il ses feuilles ou fait-il des bourgeons ? Mais au moins, cette épave d’arbre fait-elle épave de repère pour les deux clochards qui écoutent Brassens plutôt que l’imam ou le curé : auprès de leur arbre ils continuent à vivre, ils ne le perdent pas des yeux et ne le quitteront jamais. Et, en attendant, ils nous donnent une fantastique leçon de vie, trompant leur ennui avec des élucubrations philosophiques comme Vladimir et avec les différents bobos corporels comme Estragon.
Cette vie nous est rendue encore plus palpable par la traduction luxembourgeoise congéniale de Guy Wagner. Avouons-le, nous sommes en général plus que sceptique devant les traductions en luxembourgeois de chefs d’œuvre que tout Luxembourgeois peut lire, sinon dans l’original, du moins dans une des langues officielles du pays. Derrière chaque traduction en luxembourgeois, nous suspectons alors un complexe d’infériorité ou, pire, un frileux repli identitaire. Rien de tel dans l’entreprise de Guy Wagner, comme me l’a fait remarquer l’amie Nathalie. Le luxembourgeois ici enracine les personnages dans la terre, il accentue leur côté burlesque, les rend plus proche de Laurel et Hardy que de Groucho Marx, souligne la truculence paysanne d’Estragon et ridiculise encore un peu plus les digressions pseudointellectuelles de Vladimir.
En confiant ces deux rôles principaux aux monstres sacrés de la scène luxembourgeoise que sont Germain Wagner et Jules Werner, le metteur en scène Charles Müller n’a pas pris de risques. Les deux bêtes de scène s’affrontent comme des gladiateurs dans l’arène d’un vieux cirque romain, abandonné et désert, et qui a dû connaître ah de plus beaux jours. Bien vu par le décorateur Helmut Stürmer ! Et bien joué par le couple Wagner/Werner qui a rendu au mot jeu ses lettres de noblesse et d’origine. Car en jouant et en s’amusant comme des enfants, ils nous ont rappelé que Beckett, avec la complicité de Guy Wagner, a écrit un Loschtspill. C’est par le jeu que le je se construit, Freud n’a rien dit d’autre. En jouant littéralement tantôt la complicité et l’amitié, tantôt la colère et l’animosité, tantôt encore la générosité puis la mesquinerie, Jules et Germain nous ont tendu le masque de l’humanité et notre je est devenu une persona. Christiane Rausch en Pozzo et Fabienne Hollwege en esclave, toutes les deux excellentes, n’ont pas paru travesties pour un sou, montrant, si besoin en était, que la pièce n’a pas été montée pour des hommes et des femmes, mais pour des êtres humains. Et cet être humain peut prêter à rire sans être ridicule, il peut inspirer la pitié sans être pitoyable, il peut forcer le respect et l’admiration sans être respectable et admirable. Voilà, in fine, l’interprétation luxembourgeoise, donc mënschlech, allze mënschlech, du chef d’œuvre de Beckett. Qu’attendre de plus de cette attente ?