Un énorme soleil, rond et jaune, lumineux, qui devient lune, troue le fond de la scène, au milieu d’une image de désert projetée sur une toile. Nous sommes à Thèbes, et les astres comme les Dieux vont être témoins d’une tragédie. Etéocle et Polynice, les fils d’Oedipe, défunt roi de la cité, viennent de se livrer une guerre sans merci pour le contrôle de la ville. Ils se sont entretués. Leur oncle Créon est l’héritier du trône. Pour ramener l’ordre, il commence par édicter une loi : l’interdiction formelle d’enterrer Polynice, considéré comme traître à la patrie. Son corps restera à nu, livré en pâture aux chiens et aux vautours. Mais sa sœur Antigone refuse de se plier à la loi de la cité. Elle est guidée par la loi du cœur, les liens du sang, l’amour. « Je suis née pour partager l’amour et non la haine », dit-elle.
La première mondiale d’Antigone de Sophocle dans une mise en scène d’Ivo van Hove et avec Juliette Binoche dans le rôle-titre a eu lieu la semaine dernière au Grand Théâtre de Luxembourg, une coproduction avec, entre autres, le Barbican de Londres. Trois représentations à guichets fermés avant une tournée mondiale qui mènera le spectacle à Paris, Londres, Amsterdam, New York...
Le magnifique texte de Sophocle était présenté ici dans une nouvelle traduction d’Anne Carson. La poétesse canadienne, spécialiste des mythologies, a retranscrit toutes les sonorités poétiques ; un travail subtil de la langue qui sonne presque comme une musique et qui sied à merveille aux mots de l’auteur qui « n’est que poésie et simplicité » selon Juliette Binoche.
À l’origine du projet, la comédienne française, au jeu profond, tout en émotion et aussi physique, qui souhaitait se produire sur scène en anglais, langue qu’elle adore et qu’elle maîtrise parfaitement. On le constate tout au long de sa carrière cinématographique et encore dans son dernier film sorti en 2014, Sils Maria, d’Olivier Assayas. Elle fait alors connaissance avec le metteur en scène belge Ivo Van Hove, connu pour des productions aussi différentes que Vu du pont d’Arthur Miller ou les Tragédies romaines, pièce-marathon de six heures mélangeant trois pièces de Shakespeare. Les deux artistes voulaient travailler sur une tragédie grecque, et se mettent d’accord sur Antigone, selon eux la plus éloquente vis-à-vis de l’intransigeance à l’œuvre un peu partout dans le monde, aujourd’hui.
L’Antigone de Van Hove est une jeune fille en deuil, plongée dans un drame psychologique, familial et politique. Sa douleur est tout à la fois celle de la perte (en peu de temps, sa mère, son père, ses frères), et celle de l’étrangeté d’être « seule à l’intérieur de soi », et « nulle part sur terre chez elle ». Binoche l’incarne avec toute la puissance et la sincérité de son jeu. On regrettera cependant qu’elle soit trop en cris, trop en extériorité, d’autant qu’elle – comme tous les autres comédiens – est équipée de micros. Un choix qui surprend (est-il dû aux dimensions de la grande salle du Grand théâtre ?), tant on s’attend au théâtre à être atteint par les voix, travaillées presque comme à l’opéra, touchant presque physiquement les spectateurs. Ici, les microphones donnent un écho assez désagréable, transformant les voix suivant la position des corps des comédiens.
Le choix de l’habillage sonore nous a d’ailleurs paru contestable, voire déplaisant. La pièce est en effet appuyée par moments par des sons « basiques », presque archaïques, faits des mêmes notes répétées, à l’orgue ou à la guitare, plus agaçants que dramatiquement intéressants. De même, le choix de la chanson finale du Velvet Underground, le son poussé à l’extrême, reste peu lisible.
Belle idée en revanche que de faire assumer le chœur à tour de rôle par les différents personnages, tant la fluctuation de son opinion reflète des questions centrales de la pièce : dans quelle société, quel régime politique, sous quelles lois, voulons-nous vivre ? « Le chœur a pour fonction de stopper le temps. Tout le reste est très rapide », confiait le metteur en scène lors de la conférence de presse de présentation de la pièce. Il expliquait « ne pas avoir de style figé » mais être guidé par l’urgence du texte et par la façon dont « la pièce doit être montée à un moment précis », une période dans l’histoire de l’humanité.
Du coup, sa lecture du chœur éclaire le sens de l’utilisation de la vidéo : les personnages projetés en fond de scène, nos semblables contemporains, déambulant dans une ville moderne, panier de courses à la main, accentuent l’intemporalité de la pièce. De même, Créon penché sur le corps d’Antigone, pas en direct mais par la projection à l’écran de la scène, restera une image forte de la mise en scène de Van Hove. Le plan rapproché de deux personnages, tout à coup immenses, les réunit dans une même condition (seuls à l’intérieur d’eux-mêmes, de nouveau) quand toute l’histoire se déroule d’abord sur leurs antagonismes.
C’est ce qui fait la profondeur et l’actualité du texte de Sophocle. Et du mythe, « un moyen privilégié de connaissance de l’être humain », confiait Juliette Binoche lors de la conférence de presse. « La tragédie nous met face à nous-mêmes, elle est comme une préparation aux passages difficiles de la vie, à la disparition, à la transformation. Elle ne résout rien mais nous met sur une voie intérieure, qui nous questionne », rajoutait-elle.
Le texte et sa seule force suffisent à faire du spectacle une œuvre puissante. Le jeu des comédiens – avec ce bémol sur les cris de Binoche – aussi. On gardera particulièrement en mémoire l’interprétation de Créon par Patrick O’Kane, qui a su insuffler à son personnage des nuances remarquables, et une incroyable musicalité dans la transmission de ses émotions.