Janvier dernier, l’association parisienne Dimensions de la psychanalyse organisait un congrès international sur la la psychanalyse face aux diverses législations de la psychothérapie.
Une dizaine de psychanalystes, issus de dix pays européens différents, dont le Luxembourg, étaient invités à répondre aux deux questions suivantes : « Comment les psychanalystes en Europe font-ils avec ces dispositifs contraignants qui s’érigent en alternatives scientifiquement fondées, en contrevenant aux attentes du sujet et à tout appui pris sur la singularité de sa parole ? Comment résistent-ils au formatage des pratiques, parfois encadrées par la loi ? »
À question claire, réponse claire : dans les seize pays sans législation en matière de psychothérapie, la psychanalyse se porte bien. Dans ces pays, les formations des psychanalystes se font selon les modalités en place depuis quelques cent ans, comprenant une analyse personnelle, une formation théorique et une pratique supervisée pluriannuelles.
Dans ces pays, les pratiques psychanalytiques évoluent au rythme du développement d’une discipline qui, au fil des décennies, a su se dégager de son renfermement initial pour s’ouvrir aux recherches psychologiques, neurologiques, linguistiques, sociologiques, anthropologiques et même philosophiques. Cette évolution s’est faite dans l’affirmation de la spécificité d’une psychanalyse irréductible à la médecine, à la psychologie et même à la psychothérapie.
Les autres pays européens, les pays disposant de législations de la psychothérapie, présentent des situations juridiques parfaitement hétérogènes1 ; autant quant aux méthodes psychothérapeutiques, qu’aux conditions de formation, qu’à l’usage du titre et à la pratique thérapeutique reconnues ou simplement permises.
Un trait commun se dégage néanmoins de la diversité de ces législations : partout où les mouvements de professionnalisation, c’est-à-dire de monopolisation et de standardisation, ont été institutionnalisés, la psychanalyse est contrainte de lutter pour sa survie. Dans un seul pays, son avenir est déjà compromis. Ce pays est le Luxembourg.
Car loin d’être de simples réglementations soumises aux principes du quality management et de la gestion économiste de la santé, les législations de la psychothérapeute se présentent comme autant de champs de bataille, où l’incessante lutte pour l’acquisition, la contestation et la défense du monopole de la formation, de la pratique et du remboursement n’assure la survie qu’aux démarches les mieux normalisées.
Les législations européennes se présentent comme autant de compromis, où la diversité des approches se marchande au prix d’une soumission aux critères de politiques de la santé qui raisonnent en termes de coûts-bénéfices. La reconnaissance étatique, le monopole légal et l’avenir du « marché » convoité appartiennent à ceux qui s’adaptent le mieux à la raison économique.
Historiquement et dans la plupart des cas, les demandes de législation sont initiées par des lobbyismes nationaux et internationaux d’associations de psychologues, briguant les remboursements et le prestige social des psychiatres. Si bien que les luttes pour la psychothérapie se cristallisent autour des revendications des psychologues et des psychiatres. La lutte pour la professionnalisation de la psychothérapie est d’abord une lutte entre deux professions qui en réclament le droit exclusif. Les conséquences néfastes pour les patients et les autres psychothérapeutes, résistant aux récupérations réductrices, sont tacitement admises comme dommages collatéraux, politiquement négligeables.
Or, la psychanalyse compte parmi les victimes les plus touchées de ces luttes corporatistes. Et ce n’est bien évidemment pas faute d’avoir fourni les preuves scientifiques de son efficacité. Les premières études empiriques de la psychanalyse datent de bien avant l’invention de ces mêmes thérapies, qui aujourd’hui travaillent à sa disparition.
La « faute » politique de la psychanalyse a été de résister à la désagrégation d’une technologie éclectique du soin, qui se satisfait d’appliquer, sous le prétexte d’une scientificité sans théorie et d’une classification sans fondement, les dictats de la productivité efficiente. Soit : la psychanalyse ne s’est jamais mise au pas de ce que des experts ont pu vendre comme progrès « scientifiques » aux politiques.2
La situation de la psychanalyse dans les pays disposant d’une législation psychothérapeutique s’étend dès lors du meilleur des cas, l’Autriche, au pire, le Luxembourg, où le psychanalyste à plein temps est condamné à disparaître. En cela, le Luxembourg est suivi de près de l’Italie, où certains psychanalystes en sont déjà à se défendre devant les juges pour exercice illégal de la psychothérapie.
La législation psychothérapeutique autrichienne représente actuellement le compromis le plus intéressant en la matière. L’Autriche reconnaît 22 types de psychothérapie – rappelons toutefois que l’on compte quelques 400 types, dont 146 figurent sur la liste des soi-disant « empirically supported treatments »3, dont les formations sont assurées par une bonne trentaine d’instituts privés, reconnus par l’État, et une Université : l’Université Sigmund Freud à Vienne. La solution autrichienne est intéressante dans la mesure où les différentes approches, bien que cadrées par la loi, gardent la possibilité d’organiser leurs formations et leurs certifications en accord avec les principes et les spécificités théoriques et cliniques.
Un autre avantage, non des moindres, de cette législation tient au fait qu’elle ouvre l’accès à la formation, et donc à la profession du psychothérapeute, à un nombre important de formations préliminaires. Loin d’être réservée aux seuls médecins et psychologues, les pédagogues, philosophes, théologiens, journalistes et autres juristes sont en droit, sous condition d’avoir dépassé les 24 ans, de se former en psychothérapie et d’exercer la profession en toute légalité. Entretemps, l’Allemagne aussi s’apprête à emprunter cette voie. En Autriche, les patients bénéficient donc d’une diversité de méthodes thérapeutiques, d’une pluralité de perspectives et d’approches, et de remboursements de 22 euros par séance.
Pour comparaison, le Luxembourg a choisi le chemin inverse. En précisant jusque dans le détail les critères du seul type de formation psychothérapeutique reconnue – des critères dont la principale raison d’être est de reproduire le programme proposé par l’Université du Luxembourg depuis 2013 – notre pays a su supprimer en sourdine l’écrasante majorité des méthodes et des formations thérapeutiques offertes dans les autres pays européens.
Contrairement aux discours réconciliateurs officiels, le texte de la législation luxembourgeoise s’oppose toujours résolument à la diversité des formations et des méthodes. La législation luxembourgeoise entend toujours interdire cette pluralité des psychothérapies, qui seule saurait faire face à la multiplicité croissante des besoins de traitement.
Se situant entre l’ouverture autrichienne et l’étouffement luxembourgeois, la France a limité sa législation au seul titre du psychothérapeute. Même l’Allemagne a garanti la diversité des méthodes et la possibilité de travailler en dehors du cadre de la loi psychothérapeutique. En 2009, un rapport d’expertise, commandité par le ministère de la Santé allemand, a même conclu à la nécessité du maintien des écoles psychothérapeutiques dans leur diversité. Ainsi l’œcuménisme « scientifique » (« schulübergeifend »), proposé par l’Université du Luxembourg et inscrit dans la loi, a été explicitement rejeté par les psychothérapeutes allemands comme non-souhaitable et même impraticable.4
Le Luxembourg se positionne donc à la pointe des efforts de monopolisation et de restriction qui, partout en Europe, s’opposent à un mouvement non moins important pour la reconnaissance de la diversité irréductible des psychothérapies.
L’idée ne viendrait sans doute à personne d’interdire les médecins généralistes au bénéfice des radiologues ou des kinésithérapeutes. C’est pourtant cette logique que revendiquent les monopolistes en matière de psychothérapie. Comment le Luxembourg a-t-il donc acquis ce statut de précurseur européen ? Comment le Luxembourg en est-il venu à se donner une législation aussi « moderne »5 en termes de discrimination ? Du simple fait que le contrôle du monopole y a été largement influencé par les mêmes personnes qui travaillaient simultanément à la législation et à la seule formation directement reconnue par la loi.
Ce type de machination politique ne risque heureusement pas de faire école ailleurs. Car peu nombreux sont les pays démocratiques où autant de pouvoir se concentre dans les mains d’aussi peu de personnes, implacablement résolues à supprimer sans autre détour ce qui se heurte à leurs convictions.
En dehors de l’Union, mais toujours en Europe, la Suisse propose un autre modèle qui ferait rire, s’il n’était à pleurer ; un modèle qui aurait pu plaire à notre gouvernement libéral. Dans leur lutte pour le monopole, les psychologues y ont essuyé une défaite cuisante. Si bien qu’aujourd’hui, ils n’y travaillent plus seulement selon le « principe de délégation », c’est-à-dire exclusivement sur prescription médicale, mais il le font encore dans les cabinets mêmes des psychiatres. Les psychothérapeutes non-médecins interviennent comme autant de personnels auxiliaires salariés des médecins. La réglementation suisse des psychothérapies a donc transformé psychiatres en managers de PME, tournant aux frais des caisses de la Santé. Il aura fallu y penser.
À qui servent donc les législations de la psychothérapie en Europe ? Sur ce point, les réponses des différents intervenants du colloque semblaient converger : les législations servent à ceux qui, dans le champ politique, réussissent le mieux à faire passer leurs intérêts particuliers pour la volonté générale. Sans surprise, le Luxembourg excelle dans ce tour de passe-passe politique qui nourrit non sans raison sa triste réputation à l’étranger.