« Le poids des mots, le choc des électros » : le papier que le Land a consacré dans sa dernière édition au projet de loi sur la psychothérapie tient, hélas, plus d’un reportage aguicheur de Paris-Match que du journalisme d’investigation. L’auteur ignore-t-il que cela fait des lustres qu’on ne pratique plus d’électrochocs au Luxembourg, contrairement à beaucoup d’universités limitrophes où cela se fait encore pour des indications bien précises ? Ainsi, le soussigné se rappelle avoir dû transférer il y a plus de vingt à l’Hôpital Universitaire de Bruxelles un malade mélancolique, souffrant donc d’une dépression sévérissime résistant à toute psychothérapie et à toute médication, pour qu’il puisse bénéficier de ce traitement devenu rarissime, mais parfois encore inévitable. Je continue à suivre ce patient qui depuis va bien.
Mais au Land on semble ignorer qu’il n’y a plus d’appareil de sismographie au Luxembourg. Je veux bien admettre que le mot même de sismographie est moins vendeur que le titre « nur noch Elektroschocks » et il est moins à même de nourrir les peurs, phantasmes et autres préjugés qui hantent encore la société et, semble-t-il, jusque dans la rédaction du Land. Les mots, justement, ne sont pas innocents et un article consacré à la psychothérapie devrait d’autant plus s’en méfier, car la responsabilité et l’éthique du journaliste sont engagées, comme le sont celles du psychothérapeute. Et c’est bien pour cela, que les psychiatres luxembourgeois appellent de leurs voeux cette loi sur la psychothérapie, car ils savent, mieux que d’autres, que le psychothérapeute manie les mots comme le chirurgien le scalpel et le médecin l’antibiotique. Ils savent que les mots sont l’arsenal thérapeutique du psychothérapeute, et ces mots peuvent guérir, mais ils peuvent aussi tuer ou, du moins, aggraver la pathologie. Comme pour n’importe quel acte médical, il faut peser le pour et le contre, évaluer les bénéfices et les risques de telle ou telle psychothérapie. Pour cela, le Luxembourg aussi a besoin de thérapeutes bien formés. Le projet de loi sur la psychothérapie, tout imparfait qu’il soit et tel qu’il est actuellement avisé une nouvelle fois par le Conseil d’État, ne signifie pas la mort annoncée de la psychiatrie, comme l’article du Land le laisse entendre, mais il est, bien au contraire, une chance pour les médecins de l’âme qui pourront bientôt compter, espérons-le du moins, sur des alliés compétents dans la lutte contre la souffrance psychique.
La photo qui illustre l’article voudrait enfin accréditer le phantasme d’un psychiatre paternaliste, qui n’a pas de visage mais porte cravate et blouse blanche, consulte sa montre de prestige pour limiter le temps de parole de ses patients auxquels il rédige des ordonnances d’un autre âge avec son stylo Montblanc. Il est bien sûr marié (à l’église même, n’en doutons pas) et n’écoute ses patients qu’à travers le stéthoscope. Il ne les entend donc pas et se frotte les mains en pensant à son mémoire d’honoraires. On aura compris que ses malades portent l’entonnoir et doivent être bien fous pour se confier à un tel « shrink » dont le nom signifie bien sûr qu’il réduit ses patients à leurs symptômes.
Mais, heureusement, le psychiatre ne correspond pas à cette caricature et la nomenclature des actes médicaux l’a bien compris en consacrant l’essentiel de sa rémunération à la … psychothérapie. Les médicaments, tranquillisants, antidépresseurs et neuroleptiques, en abrasant les symptômes, rendent le patient accessible à la psychothérapie et ont permis de faire tomber les murs de l’asile, dont le nom même a ainsi retrouvé son noble origine d’accueil et de protection accordés à l’étranger, à l’autre, à celui qui est différent, qui n’est pas à sa place, que les Allemands disent « ver-rückt » et que les Français appellent aliéné. Le psychotique est étranger au monde qui l’entoure, le névrosé, celui que nous sommes (presque) tous, est partiellement étranger au monde de son inconscient. Au psychiatre psychothérapeute incombe alors la charge de réconcilier le patient avec son entourage et avec lui-même.
Diagnostic, apaisement du symptôme, réconciliation avec son histoire et son environnement sont les trois étapes de cette guérison ou tout au moins de cet accompagnement. Les deux premières étapes relèvent de la médecine, le patient est l’objet d’un praticien qui sait. La troisième étape, la plus longue et la plus difficile, est celle de la psychothérapie où le patient est le sujet de sa thérapie avec un thérapeute « supposé savoir », selon la belle formule du psychanalyste Jacques Lacan. Ce dernier est un peu dans la position de l’obstétricien qui met au monde un bébé dont il ignore tout et que la parturiente connaît sans le connaître. Pareillement, le thérapeute aide le patient à accoucher de sa vérité. Pour le praticien, la psychothérapie est ainsi une belle leçon d’humilité, pour le patient elle est une école de la frustration, car elle lui permet d’accepter son incomplétude, de faire du manque, inhérent à la condition humaine, le moteur de son désir et donc de sa vie.
Le savoir qui doit guider le médecin dans les deux premières étapes de sa démarche s’acquiert à l’université et est donc, d’une certaine façon, garanti et certifié. Il n’est pas de même pour la psychothérapie qui inclut une démarche personnelle, non universitaire et dont l’« appellation d’origine contrôlée » est plus problématique à déterminer. Voilà pourquoi le législateur s’en mêle aujourd’hui et sa démarche n’est pas sans rappeler la discussion actuelle autour de la légalisation … du cannabis. Dans un monde que « Bruxelles » veut de plus en plus normaliser et standardiser, il s’agit de mettre à la disposition de l’ « usager », voire du « consommateur », un produit certifié conforme, pur, efficace et sans danger. Le cannabis sera propre, comme le psychothérapeute sera bien formé. Les sujets qui ont recours à l’un ou l’autre sont d’ailleurs souvent les mêmes et le parallèle n’en est que plus frappant.
À condition d’avoir bien à l’esprit ces soubassements sociétales, il n’y a rien à redire de ces discussions et, pour le psychothérapeute au moins, les psychiatres du Luxembourg soutiennent la nouvelle loi qui veut mettre de l’ordre dans ce qui est aussi un marché de la psychothérapie. Il s’est dégagé un consensus pour reconnaître trois ou même quatre grandes familles de psychothérapies : les thérapies cognitivo-comportementalistes, les thérapies familiales et systémiques, les thérapies se réclamant de la psychanalyse et le fourre-tout des thérapies dites « humanistes ». Les deux premiers groupes relèvent plus, et ce n’est pas en contradiction avec ce qui nous avons dit plus haut, d’une démarche médicale avec un thérapeute qui sait et qui dirige une thérapie généralement efficace et souvent assez brève. Il en va autrement des thérapies s’inspirant de la psychanalyse et qui font appel au thérapeute « supposé savoir » : l’inconscient gardera toujours sa part de subversion et continuera à s’opposer à l’« ordre ». La psychanalyse fera donc toujours désordre, c’est, selon le point de vue, sa faiblesse et son honneur. Voilà pourquoi la psychanalyse en tant que telle ne pourra jamais avoir sa place dans un cadre législatif, contrairement aux thérapies d’inspiration psychanalytique qui cherchent à guérir, ou tout moins, à soulager le patient, alors que dans la cure psychanalytique la guérison « vient de surcroît ». La thérapie s’inscrit dans une logique de soins et relève donc du législateur en matière de santé publique, alors que l’analyse proprement dite n’y a pas sa place, mais peut utilement la questionner. Paul Rauchs, président de la Société luxembourgeoise de psychiatrie, pédopsychiatrie et psychothérapie