Ce jeudi est le dernier jour de Mario Draghi, 72 ans, à la tête de la Banque centrale européenne, au terme d’un mandat unique de huit ans. Le 28 octobre lors d’une petite cérémonie à Francfort il a symboliquement remis à la nouvelle présidente, la française Christine Lagarde, 63 ans, la cloche qui sert à rappeler à l’ordre les membres du conseil de la BCE lors de leurs réunions. Lors de sa dernière conférence de presse, le 24 octobre, il a laissé aux historiens le soin d’évaluer son travail et, toujours aussi peu disert, il n’a reconnu ni satisfaction ni regret particulier, se bornant à exprimer sa fierté de la façon dont le Conseil des gouverneurs et lui-même ont accompli leur mandat. « D’une certaine manière, ça fait partie de notre héritage : Ne jamais abandonner », a-t-il sobrement déclaré en guise d’adieu.
Son bilan peut schématiquement tenir en trois chiffres : huit baisses de taux, dix programmes de rachat de dettes et de prêts géants, 2 600 milliards d’euros injectés dans l’économie européenne, dont vingt au cours de sa dernière semaine de présidence ! Un activisme inédit pour une telle institution. Avant sa nomination en 2011 Mario Draghi était déjà favorablement connu dans les milieux financiers pour sa compétence et pour l’efficacité avec laquelle il avait contribué au redressement de l’Italie pendant 15 ans. Docteur en économie du M.I.T à Boston en 1976 puis professeur d’université à Florence et à Turin, il avait été de 1991 à 2001, sous plusieurs gouvernements, directeur général du ministère du Trésor, en charge des privatisations. En janvier 2006, sous Berlusconi, il prenait les commandes de la Banque d’Italie où il resta plus de cinq ans, jusqu’en octobre 2011 date à laquelle il était aussi président du Financial Stability Board (FSB) mis en place par le G7, puis élargi au G20.
Une brillante carrière quelque peu ternie par son passage entretemps (de 2002 à 2005) chez Goldman Sachs, en tant que vice-président de la filiale européenne. Pourtant assez courante à l’époque pour des profils comme le sien, cette expérience lui est toujours reprochée aujourd’hui. Il est vrai que pendant ces années-là, la banque américaine a aidé la Grèce à maquiller son énorme endettement, tout en spéculant parallèlement sur l’insolvabilité du pays, encaissant au final plus de cinq milliards d’euros de commissions et de plus-values. Cette période de sa vie est réputée avoir compliqué son accession à la tête de la BCE en 2011. En réalité l’Allemagne et les pays du nord voyaient d’un mauvais œil le ressortissant d’un « pays du Club Med », pourtant précédé d’une solide réputation de « Père la Rigueur », prendre la direction de l’institution.
À la BCE Mario Draghi a fait rapidement figure « d’homme qui a sauvé l’euro » grâce à des mesures dites « non-conventionnelles » totalement inédites. En effet quelques mois à peine après son arrivée survient la crise des dettes souveraines, due à l’endettement excessif de certains États, situation en partie liée à l’envolée des dépenses publiques à partir de 2008 pour soutenir et relancer des économies malmenées par la crise économique. Partie de Grèce, la crise s’étend au Portugal, à l’Italie et à l’Espagne, menaçant l’existence de la monnaie unique.
En juillet 2012, « Super Mario », comme il sera souvent surnommé, déclare que la BCE est « prête à faire tout ce qu’il faudra, quel qu’en soit le coût, pour préserver l’euro » et dès le 6 septembre suivant il annonce un programme illimité de rachat de dette des pays de la zone euro ayant du mal à se financer sur les marchés. Cette politique dite d’assouplissement quantitatif ou QE qui consiste, en rachetant aux banques les titres et créances plombant leur bilan, à leur redonner de la liquidité pour faciliter la distribution de crédits aux entreprises et aux ménages, sera ultérieurement élargie en termes de pays et d’actifs financiers éligibles. Le rythme mensuel est actuellement de trente milliards d’euros de rachats.
Parallèlement la BCE a inauguré fin 2011 une politique de « prêts géants » directement accordés aux banques à taux très bas. La première vague de LTRO (long term refinancing operations) en décembre 2011 et février 2012 a porté sur plus de mille milliards sur trois ans. En juin 2014 et en mars 2016 la formule a pris le nom de TLTRO (pour Targeted LTRO, sur quatre ans) et a permis d’octroyer 720 milliards. Elle a été renouvelée en mars 2019 pour trois ans.
Mais les effets de cette politique s’estompent aujourd’hui, car les problèmes de liquidité ont disparu (le dernier TLTRO a été peu souscrit), et si Mario Draghi a réussi à assurer depuis 2014 une croissance régulière qui a permis de créer onze millions d’emplois, il a échoué à ramener l’inflation dans la zone euro à deux pour cent, le niveau censé garantir la bonne santé de l’économie. Mi-octobre 2019 le rythme annuel n’était que de 1,2 pour cent. De plus la fin de son mandat a été marquée par des tiraillements internes inédits, avec les critiques exprimées publiquement par les gouverneurs des Banques centrales d’Allemagne, d’Autriche, des Pays-Bas et même de France et la démission surprise, fin septembre, de Sabine Lautenschläger, membre allemande du directoire de la BCE, deux ans avant la fin de son mandat.
Christine Lagarde arrive du FMI, où sa nomination en mai 2011, alors qu’elle était depuis quatre ans ministre de l’Économie du président Sarkozy, relevait surtout de la nécessité de remplacer dans l’urgence son compatriote Dominique Strauss-Kahn, plus respecté pour ses compétences économiques que pour son comportement privé. Le moment du passage de témoin n’est pas idéal. Dans la zone euro la croissance est atone, pour cause d’incertitudes liées au Brexit, d’instabilité politique et sociale en Europe du sud et de fort ralentissement en Allemagne où les secteurs exportateurs souffrent du climat mondial de guerre commerciale. Une récession n’est plus à écarter.
Bien que désormais modernisée et renforcée, avec un bilan de près de 450 milliards d’euros, la BCE paraît en même temps à bout de souffle face à la menace déflationniste. Il est révélateur que, malgré les nombreux outils à sa disposition pour intervenir en cas de besoin, Christine Lagarde ait déjà annoncé qu’elle marcherait dans les pas de Mario Draghi, en poursuivant notamment une politique de rachat massif de dettes afin de stimuler l’économie de la zone euro. Il ne s’agit pas seulement d’un choix « politique » : dans un domaine aussi sensible on imagine mal la nouvelle présidente prendre d’entrée le contrepied de son prédécesseur. C’est aussi l’aveu que la BCE ne dispose plus guère de moyens d’action, la manipulation des taux ayant depuis longtemps trouvé ses limites en finissant même par générer des effets pervers. Rappelons que le principal taux directeur (taux d’intérêt des appels d’offres de l’Eurosystème ou « refi ») est égal à zéro depuis le 16 mars 2016, soit trois ans et demi.
Christine Lagarde est, elle aussi, convaincue que la politique monétaire de la BCE ne peut pas tout. Elle doit s’accompagner de réformes structurelles. Or le principal chantier en cours, celui de l’Union bancaire, est encore loin d’aboutir. Il vise à renforcer la solidarité européenne en cas de nouvelle crise financière, au grand dam de l’Allemagne et des pays d’Europe du nord, qui, réputés vertueux dans la gestion de leurs finances ne veulent pas payer pour les mauvais élèves. La nouvelle présidente devra déployer tous ses talents pour convaincre les autorités allemandes (notamment) d’adopter une position plus cohérente. D’une part elles n’ont pas cessé de vitupérer contre les taux bas : ils sont très défavorables aux épargnants (au point que la presse populaire a surnommé « Draghula » le président de la BCE), mais fragilisent le secteur bancaire local et poussent à l’endettement, avec le risque de bulles financières et immobilières. Mais d’autre part elles ont toujours refusé, comme l’espérait Mario Draghi, de consacrer une partie de leurs copieux excédents budgétaires au soutien de l’activité domestique et par contrecoup de la zone euro tout entière. Il y aura tout de même un paradoxe à voir la grande patronne de la politique monétaire européenne tenter de convaincre certains États d’en faire davantage sur le plan de leur politique budgétaire.
D’autres défis attendent l’ancienne championne de natation synchronisée : par exemple prendre en compte les contraintes écologiques dans la finance ou gérer les problèmes que posent les cryptomonnaies déjà installées ou à venir (Libra) à la stabilité et à la souveraineté des États. De l’avis général, Mario Draghi savait « parler aux marchés ». Sa parole était rare et mesurée à défaut d’être toujours limpide. En raison du rôle de l’euro au niveau mondial, Christine Lagarde est consciente que désormais chaque déclaration de sa part peut avoir une énorme incidence sur les marchés des valeurs, les taux d’intérêt et les marchés des changes. En même temps, on attend d’elle qu’elle soit plus « politique » que son prédécesseur face aux autres banques centrales dont certaines, comme la Fed, sont de plus en plus soumises au pouvoir local. Ce qui implique qu’elle s’exprime davantage et qu’elle trouve le plus rapidement possible un juste équilibre entre ces deux modes de prises de parole. Mais à son poste elle bénéficie d’un avantage incomparable, celui de la durée. Si Dieu lui prête vie, elle ne transmettra la cloche qu’en 2027, quand la quasi-totalité des dirigeants politiques actuels de la planète auront passé la main.