édito

Brown Finance

d'Lëtzebuerger Land du 01.11.2019

Ces jours-ci, le gouvernement parle beaucoup de « finance verte ». Il parle en revanche très peu de « finance brune ». Les énormes flux de capitaux qui financent l’industrie fossile en passant par le « Durchlauferhitzer » grand-ducal constituent l’angle mort du débat sur le réchauffement climatique. Il ne s’agit pas uniquement de fonds domiciliés au Luxembourg (et donc régulés par la CSSF) qui comptent presqu’exclusivement des actions de Chevron, Exxon, Total ou BP dans leur portefeuille comme ceux de Ishares Global Energy ou Kerogen Energy. L’industrie du charbon n’est pas en reste : la sud-africaine Eskom et la polonaise Polska Grupa Energetyczna passent ainsi par la Bourse du Luxembourg pour financer leurs projets. Sans oublier l’industrie du ciment, un des principaux émetteurs de CO2 : les multinationales Holcim et Heidelberg-Cement ont toutes les deux établi leurs holdings au Grand-Duché. 

Dans sa préface au rapport d’activités 2018, le directeur de la CSSF Claude Marx lançait un appel à la place financière. L’industrie des fonds, écrivait-il, « devrait avoir comme ambition » qu’au moins dix pour cent de ses 4 500 milliards d’euros d’actifs soient investis dans « des investissements durables à court terme ». Face à l’urgence climatique, cette « ambition » – conjuguée d’ailleurs au conditionnel – manque singulièrement de punch. Le directeur de la Bourse du Luxembourg, Robert Scharfe, expliquait récemment au Land qu’on ne pouvait « changer la finance du jour au lendemain ». C’est que le marché (« libre ») et le capital (« flexible ») prendraient mal des « mesures restrictives trop sévères » comme des pénalités sur les fonds « bruns ». « Comme un chevreuil timide, l’argent préfère rester là où il n’y a pas de bruit », avait déclaré le président de l’ABBL, François Moes, en septembre 2003, résumant par là l’attitude du Luxembourg par rapport à l’argent des autres.

Ce ne sont pourtant pas les bonnes intentions qui manquent. La Bourse du Luxembourg totalise presque la moitié des « obligations vertes » cotées à travers le monde, et le ministre des Finances, Pierre Gramegna (DP), veut émettre le premier emprunt d’État vert vers 2020. Quant aux fonds « verts », ils devraient, d’après l’accord de coalition, bénéficier d’une réduction de la taxe d’abonnement. Mais les chiffres sont implacables : Les green bonds pèsent moins de deux pour cent du total des obligations cotées à la Bourse du Luxembourg. Comme le constatait Le Monde la semaine dernière : « Globalement, mis à part le charbon, qui peine aujourd’hui à se financer sur les marchés, l’investissement durable n’a eu aucun impact sur l’allocation des ressources ».

Dès 2015, le gouverneur de la Banque d’Angleterre, Mark Carney, avait identifié le risque climatique comme un danger systémique pour la City de Londres. En avril 2019, avec le gouverneur de la Banque de France, il publiait une lettre ouverte dans le Guardian dans laquelle il rappelait la nécessité d’une « massive reallocation of capital » : « If some companies and industries fail to adjust to this new world, they will fail to exist ». Jusqu’à présent, on attend en vain un tel avertissement de la part des régulateurs luxembourgeois. Lors du Sustainable Finance Forum, organisé en juin par l’agence de promotion Luxembourg for Finance, ce fut Frank Krings, CEO de Deutsche Bank au Luxembourg, qui mettait le doigt dans la plaie. Il évoquait un « nouveau risque » qui concernait « alle diejenigen Assets, die wir in der zukünftigen Anlagewelt nicht mehr haben wollen ». Combien des 4 500 milliards d’euros que totalisent les fonds sont investis dans l’industrie fossile ? Cela reste un mystère, faut de données permettant de mesurer cette exposition.

En cours d’élaboration, une taxonomie européenne doit définir les secteurs qui accueilleront les futurs flux d’investissements durables. En coulisses, cette liste donne lieu à des tractations sur ce qu’il faut considérer comme « vert ». À la consternation de l’Autriche et du Luxembourg, le nucléaire sera probablement intégré dans ce « label bio » de la finance. Et déjà que le groupe d’énergie français Engie (par ailleurs bénéficiaire d’un tax ruling grand-ducal) fait du lobbying pour que le gaz fossile, dans les cas où celui-ci remplace le charbon, soit également considéré comme « green ». Décidément, comme l’écrivait le théoricien Frederic Jameson en 2003 dans la New Left Review, « il est plus facile d’imaginer la fin du monde que la fin du capitalisme ».

Bernard Thomas
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