Au Luxembourg, Pierre Vago et le plan de 1967 qui porte son nom sont devenus synonymes de tout ce qu’il ne faut pas faire en urbanisme. En 1988, les deux architectes Hubert Hermann et François Valentiny considéraient le plan Vago comme l’« apogée » d’une situation chaotique provoquée par le « Kleinbürgertum lokaler Politiker ». En 1990, Victor Weitzel, alors membre du projet d’aménagement de la Ville de Luxembourg, accusait Pierre Vago d’avoir livré « einige allgemeine, vereinfachende, mathematische, historisch unreflektierte Formeln ». Pour les architectes Christian Bauer et Jean Herr, le plan Vago aurait finalement conduit « à une débâcle », car tout en protégeant quelques parties de la vieille ville, il aurait ouvert « le marché immobilier spéculatif ». Le fonctionnaire systémique Daniel Miltgen qualifie Pierre Vago en 2006 comme « Häusebauer, kein Raumplaner ». En l’espace de vingt ans, le plan Vago était devenu un repoussoir et son auteur persona non grata.
Pierre Vago débute sa carrière à l’âge tardif de 36 ans, en 1946. Comme ancien directeur de la revue Architecture d’aujourd’hui, il avait réussi à se tailler une place centrale dans les débats théoriques et était une petite célébrité dans le milieu. Son engagement dans la Résistance lui confère une auréole politique et, après la guerre, il fonde l’association des Architectes de la France combattante. Bref, il était sorti de la guerre « en bonne santé, décoré et sans le sou ». À la Libération, Vago devient architecte en chef de la Reconstruction.
Son premier projet l’amène à Arles, une ville historique gravement sinistrée. Dans son autobiographie publiée en 2000 (qui porte le titre quelque peu ronflant Une vie intense), Vago écrit : « Dans l’immédiat après-guerre, peu d’architectes français, et encore moins d’hommes politiques et d’administrateurs, avaient une notion, même approximative, de l’aménagement du territoire ». Sur la rive droite du Rhône, il construit un « Arles moderne », sans « aucune concession à un pseudo-régionalisme, aucun pastiche ». Dans les décennies suivantes, Vago érigera de nombreux grands ensembles et de gigantesques quartiers de HLM. Au Mans, Vago – qui dit y avoir été « accueilli en quelque sorte en sauveur » – planifie un quartier nouveau pour 25 000 habitants, Les Sablons.
Conscient des difficultés, il avait accepté le défi, succombant à « la tentation d’orgueil d’abord. Beaucoup d’architectes ont voulu réaliser leur rêve, créer leur ville ». Sa carrière le mènera ensuite dans l’Algérie coloniale en pleine insurrection (où il bâtit le siège de la Banque de l’Algérie et de la Tunisie) et à Bonn (pour y reconstruire la bibliothèque de l’université).
Finalement, au milieu des années 1960, il atterrit au Grand-Duché pour élaborer un plan d’aménagement pour la Ville de Luxembourg, alors régi par un maire socialiste, Paul Wilwertz. « Pendant toute ma vie professionnelle, j’ai eu à me pencher sur des problèmes d’urbanisme – avec plus ou moins de succès. » (Parmi ses échecs, il compte une des plus belles villes du monde, Ispahan en Iran, où son plan ne vit jamais le jour). « La mission la plus importante qui me fut confiée fut le plan d’urbanisme de Luxembourg, à la fois capitale d’un État et du siège de son gouvernement, d’une province, d’importantes institutions internationales et d’autres organisations à caractère financier. »
Le moins que l’on puisse dire, c’est que l’expérience luxembourgeoise lui laissera un arrière-goût amer. Il aurait rencontré « mille problèmes » écrit-il dans ses mémoires. D’entrée, Pierre Vago évoque deux défis : la topographie tourmentée, et, « le problème le plus délicat » : « mettre d’accord toutes ces autorités, toutes ces administrations qui bien entendu s’opposaient les unes aux autres. » Il fallait, poursuit Vago, « déployer des trésors de diplomatie et avoir une patience inépuisable pour (…) trouver des solutions de compromis. »
Entre la Ville de Luxembourg et l’État, les relations n’étaient pas au beau fixe. Dans son livre sur le Fonds d’urbanisation et d’aménagement du Kirchberg (dont l’acronyme officiel est Fuak), l’ancien président du comité directeur, Fernand Pesch, relate en long et en large (ce qui en rend la lecture très pénible) les réunions houleuses qui opposèrent les édiles communaux aux responsables ministériels. Le directeur des Ponts et Chaussées se plaint ainsi en 1965 dans une lettre : « MM. Vago et Zürn (l’échevin en charge de l’urbanisme) se relayaient littéralement pour me dire des injures inqualifiables qui pivotaient autour des termes : inaptitude à mon poste, manque d’initiative, incapacité, sabotage et idiotie. » (Suite à cet éclat, le Fuak résiliera son contrat avec l’architecte parisien, non sans « désapprouver la mentalité dont a fait preuve M. Vago ».)
À la fin des années 1980, le discours officiel se retournera contre Vago. En 1989, dans une publication du ministère de l’Aménagement du Territoire, on lui reproche d’avoir procédé « en édictant des règles qui ensuite déterminaient les formes » ; ainsi, au fil des années, « ce qui est vieux est remplacé par du neuf qui en règle général est plus haut et moins beau ». Et de conclure : « Le plan Vago a systématiquement encouragé la destruction de la substance bâtie historique ». Le coupable était trouvé. C’était lui, l’homme qui avait massacré les villas bourgeoises du Boulevard Royal. Le nom du Colonais Joseph Stübben restera associé à l’avenue de la Liberté et à l’allée Léopold Goebel ; celui du Parisien Pierre Vago au Boulevard Royal, cette caricature en miniature de Wall Street.
Vago, était-il conscient de sa mauvaise réputation au Grand-Duché ? Les passages sur le Luxembourg dans les mémoires de Pierre Vago se lisent en tout cas comme une longue justification. Parmi les mesures qu’il avait proposées, beaucoup auraient été « heureuses pour la ville », or d’autres « ne résistèrent pas à la pression de puissants intérêts particuliers ». Pierre Vago évoque « une centaine de retouches » (il y eut 452 oppositions), dont : « une entorse particulièrement néfaste fut la décision autorisant la construction d’immeubles-tours dans le centre historique ». La possibilité de bâtir sur une hauteur de 25 mètres fut fatale aux villas du Boulevard Royal et aux maisons de la partie inférieure du Limpertsberg (côté Glacis) « destiné à rassembler en bordure de l’actuel champ de foire un nouveau centre d’affaires ». Ces deux zones étaient exclues du périmètre de la vieille ville à protéger. Reste que le plan Vago sauva le parc municipal, les vallées de la Pétrusse et de l’Alzette ainsi que les faubourgs, ce qui, finalement, n’est pas peu de choses.
Il est difficile de ne pas voir dans la destruction partielle de la ville un tribut payé à la place bancaire. Par petites touches, des exceptions furent introduites, des modifications au plan qui permirent la construction du Forum Royal et l’enrichissement rapide de promoteurs comme Retter et sa « Société des grandes réalisations immobilières à Luxembourg », fondée en 1969 et dissoute en 1987. Dans son CA siégeaient les politiciens CSV Jean Dupong et l’avocat Nic Mosar. Surnommé « Tricki-Nicki », celui-ci fut un temps échevin de l’urbanisme de la Ville de Luxembourg. Vago voulait drainer les grands bureaux vers le Kirchberg, or, face à la flexibilité des autorités communales, impossible de diriger les flux de nouvelles banques.
Il y a deux ans, le publiciste Jochen Zenthöfer publia une courte critique dans la Frankfurter Allgemeine Zeitung sur deux livres édités par Maison Moderne (Lëtzebuerg Moderne et Luxembourg Collecting). Zenthöfer dresse un inventaire de la destruction du patrimoine bâti (des villas du Boulevard Royal à la Maison Bastian transformée en filiale de la banque ING) pour en venir à la conclusion : « Die Stadt zahlt einen hohen Preis für ihren Wohlstand – den Verlust von Identität und Geschichte (…) Früher war Luxemburg arm, aber sexy. Heute hat es viel Geld und wirkt gleichförmig. » Résolument moderne, Maison Moderne réagit de manière piquée à cette grille de lecture. Évoquant un « article bizarrement ambivalent », la maison d’édition précisa que les auteurs de Lëtzebuerg Moderne « considèrent moins leur travail comme un retour nostalgique sur la beauté perdue que comme une discussion ouverte sur la manière dont une ville évolue et sur ce que cela implique. »
La destruction du Boulevard Royal était également un adieu à un mode de vie, celui de la classe des notables, propriétaires des villas. Dans un article paru en 1990 dans Forum, Victor Weitzel en avait brossé un portrait collectif : « Es waren Familien mit großer Tradition, die den Platz räumten. Vertreter desselben Bürgertums, das sich nach 1867 seinem wirtschaftlichen Niederlassungsrecht verpflichtet gefühlt und aus dem Nichts um die alten Ringmauern eine richtige Stadt gehoben hatte. » La décision de vendre, poursuit-il, pourrait être vue comme un signe de la décadence de ces anciennes élites, une démission. Pour leurs terrains, les banques firent une offre (généreuse) que les anciens notables ne pouvaient (ou ne voulaient) pas refuser.
Il faudra vingt ans pour enrayer cette mécanique du profit et de la destruction. Dans une interview avec la publiciste Ina Helweg-Nottrot, l’ancien ministre des Finances et de l’État, Jacques Santer (CSV) évoquait « l’esprit de rigueur » des banques, « c’est-à-dire que là où l’une s’installe, les autres suivent. » Quand la Deutsche Bank prend donc une option sur l’immeuble Neuberg, le gouvernement est saisi de panique. « J’ai compris que si on laissait faire, la Grand-Rue compterait bientôt une collection de banques comme le Boulevard Royal », disait Jacques Santer. Ce choc provoquera, après les institutions européennes, le deuxième boost du plateau du Kirchberg. Pierre Vago, dans son plan, avait déjà désigné le plateau comme « centre de gravité des nouveaux quartiers. » Sa conception du développement de ces nouveaux quartiers fut très libérale. Dans son plan il nota : « Il est inconcevable que, pour une grande ville vivante, un homme ait la prétention de fixer dans tous les détails, quartier par quartier, le tracé de chaque rue, place, square, l’implantation, la hauteur, le volume des maisons que l’on peut y construire etc. C’est une conception dépassée, bureaucratique, caporaliste et arbitraire de l’urbanisme »
En 2001, deux ans avant qu’il ne meure, Pierre Vago, alors âgé de 90 ans, était revenu une dernière fois au Luxembourg sur l’invitation de la Fondation de l’architecture. Il profita de l’occasion pour accorder un entretien à l’hebdomadaire Woxx. Une interview-revanche. Quelle impression la ville de Luxembourg d’aujourd’hui lui donnait-elle ? « Qu’elle est remplie d’automobiles et de vaches. » Avait-il prévu l’arrivée des banques au Luxembourg ? « Oui, mais comme un gros danger. Parce que les banques cherchent des solutions centrales. Elles ont beaucoup d’argent et du pouvoir de pression sur la politique. (…) La réalité est que quand une banque dit, moi, je veux me mettre ici, la municipalité dit : amène. » Le plan Vago n’était-il pas justement conçu pour permettre de bâtir plus haut, quitte à détruire l’existant ? « Mon plan n’autorisait pas les tours et les immeubles hauts. Il ne fallait pas faire des immeubles de bureau, surtout pas. (…) Normalement on n’aurait pas dû autoriser que des banques s’installent toutes à la queue leu-leu dans le centre. »