Dans la galerie d’Erna Hecey, la photographe Suzanne Lafont a créé un intérieur pour la galeriste qui y habite aussi et pour les visiteurs qui viendront voir l’exposition. C’est un régal d’intelligence et d’humour que ces photographies choisies à dessein dans le fond de l’artiste que la galerie représente. Sur les murs de l’appartement-galerie, Suzanne Lafont, avec How Things Think, propose une série d’histoires du quotidien où les protagonistes, un homme et une femme, deviennent otages des objets. Une chaise, des gants.
Au temps où l’on posait dans l’atelier des photographes, c’étaient des accessoires. La situation de Accessories Counter (1999-2021, encres pigmentaires sur papier chiffon, comme toutes les photographies exposées) est transposée à un couple d’aujourd’hui : la chaise en question est une chaise longue, de celles sur laquelle on aime se prélasser et les gants sont en caoutchouc. On connait des fées du logis pour qui faire le ménage provoque une sorte d’extase. La protagoniste de la photographie de Suzanne Lafont a cet air là. Nul doute que la photographe féministe (née à Nîmes en 1949, elle travaille et vit à Bruxelles et Paris), a eu une grande allégresse à fixer ce renversement.
Il y a d’ailleurs deux paires de gants à voir dans la pièce centrale, ce qui renforce l’ambiguïté du propos : l’une est visiblement faite pour le nettoyage. Par la maîtrise de l’art de l’éclairage, on pourrait croire que la deuxième paire sont des gants élégants. Mais il y a un accroc dans ceux-là. On est princesse ou Cendrillon, c’est selon, au fil des actions de la journée, dans la vie réelle ou rêvée. Au sens littéral du terme, le monsieur lui n’en mène pas large. Le montage d’une chaise longue est compliqué par essence, c’est un objet naturellement rebelle et dans la situation présente, les scènes imaginées par Suzanne Lafont tournent au burlesque : les montants de la chaise se muent en cadre qui enserre la tête de celui qui se préparait à s’y relaxer.
La chaise en soi, est un objet qui mérite qu’on lui tire le portrait. Il y en a plusieurs dans la galerie. Accrochées au mur, telles des objets de représentation valant œuvre d’art. Suzanne Lafont leur fait prendre la pose. Sur une jambe, appuyée nonchalamment contre un mur. On pourrait appeler cette photographie « la nature morte à la chaise ». Ailleurs, grâce à une mise en lumière savante, voici une chaise fantôme, faite uniquement d’ombres, comme une apparition sur le mur. How Things Think, c’est un peu comme le versant français des sujets-objets de feu le couple d’artistes allemands Anna et Bernhard Blume. Leur dérision était politique, Suzanne Lafont elle, fait des allusions à des séquences de l’histoire de l’art. Puisant toujours au rayon ménager, voici une boîte de conserve. On se demande ce qu’elle contient à manger. « C’est un hommage à Warhol, un Warhol vu de dos », répond Suzanne Lafont. Après la citation pictorialiste, voici donc un hommage au pop-art.
Mais où sont passés les traditionnels portraits des enfants ? Derrière la cloison de la pièce à vivre, face au Kirchberg, voici les élèves de Suzanne Lafont de l’école des beaux-arts de Tours où elle enseigne. Ils ont posé suivant le cahier des charges de Situation Comedy, From General Idea’s pamphlet « Manipulating the Self » (2009-2010). Avec un geste du bras passé derrière la tête, ces jeunes gens s’attrapent eux-mêmes par derrière, comme s’ils allaient disparaître tels des passe-muraille dans la cloison de la pièce principale. Où donc, il ne reste que le fond en couleur de la prise de vue. Un hommage peut-être à la peinture monochrome ?
On l’aura compris, l’association d’images chez Suzanne Lafont vaut association de mots, comme les cadavres exquis surréalistes. Voici ce qui se passe dans ce qui pourrait tenir lieu de chambre à coucher. Une gravure du 19e siècle représentant Linné et son chien, rentrant d’herboriser, devient une projection au mur, le diaporama Science. Fiction (réalisé en 2020). Ayant sans doute grappillé quelques fleurs euphorisantes en lieu et place de feuilles pour une tisane du soir – Suzanne Lafont a photographié et retravaillé à l’ordinateur des vraies fleurs, jusqu’à obtenir l’effet visuel du rêve psychotrope de l’animal – il part en voyage vers la lune. Une odyssée céleste, comme le fut le vol de la chienne soviétique Laïka, puis des cosmonautes US de la fusée Apollo 11, dont on voit, dans le diaporama, en parallèle de ce qui tenait lieu de carnet d’observations en sciences naturelles, le suivi du vrai voyage des astronautes vers l’astre lunaire. Enregistré sur papier perforé empilé et plié comme en 1969 au sortir des ordinateurs-armoires. Si ce vol mémorable fut linéaire, les détours de Suzanne Lafont valent le voyage jusqu’à l’appartement-galerie d’Erna Hecey.