« Réaliser en deux ans ce qu’elles avaient prévu de faire en six ans ! », tel est le défi auquel sont confrontées les banques actives en gestion privée en Europe, selon le rapport que leur a consacré le cabinet McKinsey à la mi-juillet sous le titre The future of Private Banking in Europe : Preparing for Accelerated Change. Dans la banque privée européennne, des tendances identifiées de longue date, comme la baisse inexorable de la rentabilité, remettaient en cause dès avant la crise sanitaire certains choix stratégiques et opérationnels. Mais comme dans d’autres secteurs d’activité la pandémie a, entre autres, « accéléré les changements dans les attentes des clients et des employés », rendant les transformations nécessaires encore plus urgentes.
Même si la gestion privée a conservé sa position de segment le plus rentable du secteur bancaire, les résultats 2019 ont confirmé une tendance à la compression des marges, malgré une bonne progression des actifs sous gestion (AuM) portée par la hausse des marchés financiers. Les profits n’étaient plus que de 13,3 milliards d’euros, contre 13,5 l’année précédente et encore 14,7 milliards en 2017. Surtout, la marge bénéficiaire, exprimée en proportion des AuM, n’a cessé de baisser depuis douze ans, pour tomber à 0,21 pour cent, contre 0,26 pour cent en 2015 et 0,35 pour cent en 2007.
La raison en est simple : en proportion des AuM, les revenus baissent plus vite que les coûts ! Composés essentiellement de commissions, ils marquent sévèrement le pas. Bien qu’ayant un peu augmenté en valeur, ils n’étaient plus en 2019 que de 0,73 pour cent des AUM, contre 0.81 pour cent en 2015 et 0,96 pour cent en 2007. Depuis 2015 ils ont souffert d’un environnement de taux toujours plus faibles, de l’augmentation du pouvoir de négociation des clients (les détenteurs de plus de dix millions d’euros pèsent la moitié des AuM) et de la faible progression des produits et services rémunérateurs comme les mandats discrétionnaires.
De leur côté, les coûts ont augmenté en valeur de près de deux pour cent par an entre 2015 et 2019. « La discipline rigoureuse sur les coûts ne représentait pas jusqu’à présent une priorité pour les banques privées en Europe. ». Au total sur la période 2007-2019, ils ont crû presque deux fois plus vite que les revenus, « tout au long de la chaîne de valeur », mais surtout « sous l’impulsion des ventes et du marketing » : ces dépenses représentent désormais 46 pour cent du total, contre 41 pour cent en 2015.
Certes, rapportés aux AuM, le total des coûts n’était plus que de 0,52 pour cent en 2019, soit moins qu’en 2015 avec 0,55 pour cent et surtout qu’en 2007 avec 0,61 pour cent. Mais cette baisse a été moindre que celle des revenus. La difficulté à contrôler les coûts malgré la pression sur les revenus a porté le coefficient d’exploitation moyen (cost income ratio) à 71 pour cent en 2019, soit trois points de plus qu’en 2015, et le plus haut niveau depuis 2012. Pour 22 pour cent des établissements étudiés, il est même supérieur à cent pour cent, ce qui signifie que l’entité de gestion privée n’est pas rentable.
Le seul point positif en 2019 a été, en apparence, la productivité du personnel commercial, avec une moyenne de 225 millions d’euros sous gestion (contre 195 millions en 2015 et 140 millions en 2009) par relationship manager. Mais le profit moyen est resté stable à 1,65 million d’euros, loin du pic de 1,70 million d’euros de 2017. De plus ces chiffres sont gonflés par la hausse des marchés : si depuis 2009 la croissance des actifs sous gestion avait été seulement alimentée par de l’argent frais, la moyenne par chargé de clientèle aurait été dix ans plus tard d’à peine 176 millions et la marge bénéficiaire s’établirait à 1,29 million par personne, soit 22 pour cent de moins à chaque fois.
Selon McKinsey, avant le déclenchement de la pandémie régnait pourtant un sentiment d’optimisme : les priorités stratégiques exprimées en 2019 reflétaient « la croyance que le secteur de la banque privée continuerait de croître et que les modèles d’exploitation étaient solides et n’avaient pas besoin d’être repensés en profondeur ». Cependant, dans le souci de réduire les coûts certains virages stratégiques avaient déjà été pris dans le passé, comme l’externalisation croissante de certaines fonctions ou le retrait de régions et pays jugés peu rentables, voire l’abandon de produits, de services et de certains segments de clientèle (démarche appelée pudiquement « démarketing »). Un mouvement de consolidation était aussi à l’œuvre, au nom de la « taille critique » (lire encadré).
Confirmant l’optimisme ambiant, l’année 2020 avait plutôt bien commencé. Malgré l’effondrement des marchés en février et l’absence de nouveaux apports, les profits avaient progressé en valeur (sept pour cent) et en marge (0,23 pour cent) par rapport au premier trimestre de 2019, le coefficient d’exploitation s’étant même légèrement amélioré. La suite a été moins glorieuse, et les prévisions pour 2020 sont des plus sombres. Ainsi selon McKinsey, 31 pour cent des entités de gestion privée ne seront pas rentables cette année, contre 22 pour cent en 2019. Cette proportion pourrait être de 50 à 55 pour cent chez les petits acteurs (moins de quinze milliards sous gestion), mais dix pour cent des plus gros (plus de trente milliards) seraient aussi dans ce cas !
Les professionnels vont devoir s’accommoder, pendant encore plusieurs mois, de taux d’intérêt bas tandis que la volatilité des marchés restera élevée. Une autre incertitude concerne la croissance des apports nets, malgré la progression de la richesse mondiale. Entre 2015 et 2019, les nouvelles entrées ont été positives mais relativement faibles, représentant en moyenne 2,5 pour cent des AuM contre une moyenne de 5,8 pour cent entre 2004 et 2008. Une situation qui pèsera d’autant plus sur la rentabilité que la clientèle se réfugie dans des produits peu rémunérateurs, aussi bien pour elle que pour les banques : dès avant la crise, elle détenait quelque trente pour cent de ses avoirs sous forme de liquidités. Mais, s’agissant des clients, un autre phénomène va devoir être pris en considération : avec la crise les préférences des clients concernant les canaux de vente et de conseil ont évolué rapidement. Le confinement a obligé la majorité d’entre eux, même les plus réticents, à expérimenter les canaux numériques, de sorte qu’un quart expriment désormais le désir d’un parcours de banque privée entièrement numérique avec une assistance humaine à distance en cas de besoin. Près des trois-quarts (71 pour cent) sont en faveur d’une interaction multicanal. En outre, la manière dont s’est déroulée la relation avec leur banque privée pendant la crise a généré beaucoup de frustration chez les clients. Environ un quart ont déclaré que leur principal établissement n’avait pris aucun contact pendant la crise du Covid-19. Un tiers des répondants à l’enquête McKinsey déclarent être insatisfaits de la qualité des conseils financiers reçus et au moins un sur cinq a transféré ses actifs, en raison de la médiocre performance commerciale de sa banque pendant la crise.
Un défi plus inattendu concerne le personnel. La crise sanitaire a vu se généraliser le télétravail dans la banque privée, un milieu très propice à ce type d’organisation surtout avec une clientèle internationale. De nombreux salariés des banques ont pu travailler de chez eux pendant une grande partie du temps voire pendant toute la période de restrictions, avec l’aide d’outils sécurisés et performants. Il semblerait que les collaborateurs y aient pris goût : la part de ceux qui sont désireux de travailler à distance a doublé pour atteindre 80 pour cent, selon le Covid-19 Smart Working Survey de McKinsey. Le cabinet préconise une révision du modèle opérationnel des banques privées « avec davantage de flexibilité et d’agilité, en s’appuyant plus sur l’innovation ». La priorité est clairement de mettre le paquet dans la technologie pour « offrir une expérience remarquable » à des clients dont les habitudes ont changé avec la crise et dont les attentes ont été rehaussées par leur vécu dans d’autres secteurs que la banque. Un programme qui implique également d’investir dans la cybersécurité pour garantir la sécurité d’utilisation de tous les canaux de relation.
Toutefois les auteurs du rapport regrettent que seulement un tiers des participants à l’enquête placent la numérisation du front-office et l’interaction avec les clients comme une priorité absolue. De même peu de banques privées mentionnent parmi leurs principales orientations stratégiques l’approfondissement et l’élargissement des conseils délivrés à distance, allant dans le sens d’une plus grande personnalisation (aujourd’hui surtout réservée à la relation en face-à-face) grâce à « l’analyse avancée » des données. Ils notent que de façon générale elles ont toujours été lentes à innover et à transformer les parcours clients.
Un autre domaine montre la difficulté des banques à s’adapter. Selon McKinsey depuis la crise sanitaire, les clients sont devenus, tous secteurs confondus, encore plus sensibles à l’impact social et environnemental. Dans la banque la tendance était déjà bien identifiée auparavant, mais à peine seize pour cent des établissements ayant participé à l’enquête « considèrent la durabilité comme une priorité motivée par la demande des clients, la réglementation ou le désir de créer un impact positif sur la société ». Quant à la transformation des méthodes de travail rendue nécessaire par la crise et appelée à perdurer, qui passe notamment par une plus grande flexibilité des effectifs, en termes de tâches et d’occupation du temps, elle sera compliquée à mettre en œuvre, un tiers seulement des participants à l’enquête considérant « l’agilité organisationnelle » comme un facteur-clé de succès. Il est probable que les résultats des banques privées sur le restant de l’année 2020 les amèneront à revoir rapidement leurs positions.
Consolidation en vue
Pour McKinsey « la taille compte toujours pour réaliser un bénéfice » : sur presque tous les paramètres financiers, les entités avec des actifs sous gestion inférieurs à quinze milliards d’euros continuent à être à la traîne. Chez les plus petites (moins de cinq milliards) 44 pour cent ont affiché des coefficients d’exploitation supérieurs à cent pour cent en moyenne, et « ne sont pas viables ». Mais le tiers de celles qui gèrent entre cinq et quinze milliards sont aussi dans ce cas, alors que la proportion tombe à treize pour cent au-delà. Il est donc possible de fixer la taille critique à quinze milliards d’euros sous gestion. La fragmentation du secteur ouvre la voie à un important mouvement de fusions et d’acquisitions même si les participants à l’enquête McKinsey disent majoritairement préférer une croissance organique. À noter que les divisions ou filiales spécialisées des banques universelles onshore sont les plus rentables avec un cost income ratio moyen de 53 pour cent tandis que les banques privées onshore indépendantes ont continué d’enregistrer les flux nets les plus élevés et les marges les plus élevées. gc