Tous éclatent de rire, ou, du moins, sourient en réponse à la question si la séparation entre les deux suffrages, législatif et européen, tant rêvée depuis des décennies comme panacée pour mieux mobiliser les électeurs sur les thèmes européens et qui est arrivée par une facétie de l’histoire politique nationale (les élections législatives anticipées du 20 octobre 2013), si donc se décalage allait nous valoir une campagne européenne idéale. « Ils », ce sont les responsables des quatre principaux partis en lice, ceux qui comptent actuellement des députés européens dans leurs rangs : Laurent Zeimet, secrétaire général du CSV (trois sièges), Alex Bodry, président du LSAP (un mandat), Charles Goerens, seul député européen libéral, et Claude Turmes, seul député européen des Verts.
Ils rient parce qu’ils savent que le rêve était trop beau : au plus tard depuis le référendum sur le Constitution européenne de 2005, où le oui l’a remporté avec une majorité de 56,52 pour cent, relativement courte pour un pays traditionnellement pro-européen, les gouvernements successifs prônèrent que désormais, l’Europe allait être au centre de toutes les préoccupations, qu’on allait en parler davantage, expliquer quelles étaient les compétences et les devoirs des différentes institutions européennes, mieux sensibiliser sur les enjeux des traités, faire s’échanger davantage les six députés européens et les soixante luxembourgeois en amont et en aval des gros dossiers qui concernent le pays (fiscalité, immigration, écologie...). Mais il allait vite s’avérer qu’il ne s’agissait que de belles promesses et qu’entre deux scrutins européens, vous auriez du mal à trouver quelque participant à un micro-trottoir qui puisse citer plus de deux noms d’eurodéputés – et encore.
« Pourtant, affirme Astrid Lulling (CSV), doyenne des européputées, avec 85 ans cette année, sans l’Europe, le Luxembourg ne ferait qu’une bouchée dans la politique mondiale ! Il est extrêmement important que les gens comprennent ce que le Parlement européen a à dire... Depuis le traité de Lisbonne, en 2007, nous sommes en codécision avec le conseil des ministres, donc notre pouvoir a augmenté. Les électeurs peuvent contribuer à prendre de vrais choix politiques en Europe. » Astrid Lulling, qui compte se représenter, malgré son âge avancé, était venue de Strasbourg mardi pour assister la jeune ministre de la Famille, Corinne Cahen (DP), dans la présentation de la campagne d’information du gouvernement pour convaincre les citoyens européens vivant au Luxembourg de s’inscrire sur les listes électorales – ce qu’ils peuvent faire d’ici le 27 février, sans aucune clause de résidence désormais. « Nous encourageons les citoyens européens à voter au Luxembourg, insista la ministre, parce qu’en s’intéressant à la politique, ils s’intéressent aussi à la vie dans notre pays. » Or, si en dix ans, entre 1999 et 2009, le nombre d’électeurs européens inscrits sur les listes a augmenté de 79 pour cent, en nombre absolu, il ne s’agissait, lors du dernier suffrage, que d’un peu plus de 17 000 électeurs, soit sept pour cent de l’électorat total (ou onze pour cent de la population européenne résidant au Luxembourg, chiffres : Cefis).
Le but affiché par Corinne Cahen est de dépasser ces chiffres grâce à cette large campagne réalisée dans les 23 langues officielles de l’Europe et qui passera aussi par le relais personnalisé organisé par les communes. Or, « c’est quand même extraordinaire, alors que dans les autres pays européens, les gouvernements doivent motiver leurs populations autochtones pour qu’elles aillent voter aux européennes (en 2009, ils n’étaient que vingt pour cent en Pologne, en Lituanie ou en Slovaquie, ndlr.), nous, ici, on fait même tout pour que les non-Luxembourgeois y aillent ! » s’émerveilla encore Astrid Lulling. Grâce à l’obligation du vote, les Luxembourgeois sont traditionnellement les meilleurs élèves, avec 91 pour cent de participation en 2009. Le CSV participera lui aussi, selon les dires de Laurent Zeimet, à la sensibilisation des résidents européens à ce qu’ils s’inscrivent sur les listes électorales. Ce sera la première étape de la campagne du parti qui veut défendre ses trois sièges acquis en 2004 – au détriment du LSAP à l’époque, qui compte bien reconquérir son deuxième mandat cette fois-ci.
Alors que trois des petits partis – la Partei fir integral Demokratie de Jean Colombera (nouveau), l’ADR (7,38 pour cent des suffrages en 2009) et le Parti Pirate (nouveau) ont déjà officialisé leurs listes, six par formation politique, on attend encore les listes de La Gauche (3,41 pour cent en 2009), des Communistes (1,54 pour cent en 2009) et celles des quatre grands. Ce qui nous vaudrait, comme en octobre 2013, le choix entre neuf listes différentes. Un casse-tête organisationnel pour le Service information et presse du gouvernement, qui organise la campagne officielle des tables rondes et des spots électoraux. Car le Sip aussi entre en terrain inconnu, car il n’a jamais eu à organiser une campagne autonome pour les européennes, cette campagne-là ayant toujours été une sorte d’appendice de la campagne nationale.
En ce moment, les partis finalisent en parallèle leurs listes de candidats et les programmes électoraux nationaux – qui se calquent, pour tous les grands, sur les manifestes des partis européens auxquels ils sont affiliés. Si ces programmes seront assez légers et ponctuellement adaptés aux besoins spécifiquement luxembourgeois, c’est pour la constitution des listes que la compétition est la plus dure en ce moment. Charles Goerens, député libéral sortant, largement le plus populaire de tous les eurodéputés luxembourgeois, avec plus de 112 000 voix en 2009 (6 000 de plus que la première CSV, Viviane Reding), est déjà en train de constituer son équipe « que je voudrais paritaire hommes / femmes et avec une certaine proportionnalité régionale aussi ». Seule la présence du jeune Jeff Feller est certaine, et celle de Max Kuborn, deuxième sur la liste libérale aux dernières européennes, semble acquise elle aussi. Resteraient les trois femmes, qui doivent avoir, selon le « candidat à la candidature pour la tête de liste » Charles Goerens, une certaine renommée nationale. Car pour ces élections, il n’y a qu’une circonscription unique, les candidats du Sud doivent être connus au Nord et vice-versa. Charles Goerens affirme toutefois vouloir éviter les candidatures de mandataires nationaux, députés ou ministres, vue l’incompatibilité des deux mandats.
Ce principe de non-double candidatures aux législatives et aux européennes avait été arrêté par une sorte de gentlemen’s agreement entre partis en 2009 pour éviter que les candidats choisissent le mandat qui leur convienne le mieux – et dupent en quelque sorte les électeurs qui leur ont fait confiance. C’est un peu ce qu’on a reproché à Charles Goerens l’année dernière, lorsque, premier élu dans la circonscription Nord, il se décida finalement de rester eurodéputé au lieu de devenir ministre au Luxembourg. Les européennes seront donc en quelque sorte sa revanche sur le parti, son moyen de prouver sa popularité incontestée. Au DP, l’on affirme que toute la campagne se prépare dans une ambiance de bonne collaboration et de transparence entre les structures décisionnelles du parti et Charles Goerens.
Dans les autres partis, notamment les Verts, l’on réfléchit aussi à l’opportunité de nommer des candidats à mandats nationaux sur les listes, par exemple des députés verts, afin de ne pas trop souffrir de la présence de quelques poids lourds sur les listes des concurrents. Car si Claude Turmes, leur très populaire député sortant, peut mettre en avant un bon bilan de son travail européen sur les cinq dernières années, et qu’il est candidat pour devenir tête de liste des Verts (en collaboration, probablement, avec une femme), il sait aussi que des politiciens connus sur les listes LSAP, CSV et DP peuvent faire de l’ombre aux Verts (16,82 pour cent des voix en 2009). Il y a d’abord la reconversion, qui semble acquise, même si le congrès du 10 mars doit encore ratifier les listes, de l’ancienne ministre de l’Éducation nationale Mady Delvaux en tête de liste des socialistes (aussi probablement en collaboration avec un homme), qui pourrait booster le résultat des socialistes (19,49 pour cent en 2009). Puis la présence probable de Viviane Reding, actuelle commissaire européenne et éternelle abonnée des listes du CSV aux européennes, une autre personnalité connue. Il « n’est pas exclu » par ailleurs que les eurodéputés sortants des chrétiens-sociaux, Astrid Lulling, donc, Frank Engel et Georges Bach, se représentent et trouvent une place sur la liste qui devra être avalisée par le conseil national (qui sera élu lors du congrès du 8 février). Et il reste « l’inconnue Juncker », comme toujours, candidat à la présidence du Parti populaire européen afin de pouvoir succéder à José Manuel Barroso à la présidence de la Commission européenne – sans se présenter aux élections.
Si la campagne reste encore un peu en veilleuse actuellement, elle pourrait véritablement commencer après les vacances de Carnaval, durant la deuxième moitié du mois de février. Alors que Charles Goerens a déjà entamé, cette semaine, sa campagne à travers les villages, avec des réunions locales, les partis se demandent encore comment faire une vraie campagne électorale dans tout le pays avec six candidats par parti – soit le dixième d’une campagne législative. Va-t-on les voir sur les marchés le samedi matin ou dans les rues piétonnes ? Devront-ils participer à tous les débats et à toutes les conférences ? Comment faire ? D’ici-là, les grands partis pourraient s’accorder, selon les vœux du CSV, du DP et des Verts, sur des frais modestes pour cette campagne, pour qu’elle reste « raisonnable » côté dépenses.
Mais peut-être que le fait que les deux suffrages soient désormais séparés – le gouvernement Bettel/Schneider/Braz « analysera les options possibles permettant de préserver la séparation dans le temps des élections nationales et européennes » – ne sera en fait qu’une normalisation de la situation, au même niveau que dans les autres pays européens. Où les élections européennes sont aussi toujours un peu un vote-sanction vis-à-vis de la majorité en place, sur quelques thèmes d’intérêt national. « Même s’il est encore un peu tôt pour faire un bilan du nouveau gouvernement, » estime Alex Bodry, LSAP. Toujours est-il que pour le CSV (31,32 pour cent des suffrages aux européennes de 2009, contre 37,13 pour cent en 2004), ce sera un vrai test de popularité. Comme une première petite revanche aux urnes pour la trahison des coalitionnaires en 2013. Ce n’est donc pas étonnant que tous les partis l’observent avec des yeux d’Argus.