Les transnationales n’apprécient guère que l’on parle d’elles autrement que dans des termes qui sont peu ou prou issus de leur département communication. Il arrive toutefois que certains journalistes et ONG émettent des informations critiques vis-à-vis de leurs activités et se voient poursuivis dans la cadre des poursuites bâillons. Étude de cas concret avec Apple et la hoding luxembourgeoise Socfin.
Dans une économie mondialisée, où la communication concurrence sévèrement l’information, l’image des transnationales est primordiale pas uniquement vis-à-vis de leurs clients mais également de leurs actionnaires, une dégradation de celle-ci pouvant avoir une incidence directe sur leur cours de bourse. Il revient donc de contrôler aussi fortement que possible toute information les concernant rendue publique via les media. Que ce soit par le contrôle direct et actionnarial de ces médias (rappelons par exemple que 90 pour cent de la presse française est la propriété de neuf milliardaires en France), par le chantage à l’achat de publicités ou par les menaces juridiques via les poursuites dites « bâillons ».
Les poursuites bâillons n’ont rien à voir avec le fait de se protéger légitimement contre les désormais célèbres « fake news » ou tentatives de blackwashing, informations diffamatoires délibérément construites pour nuire à une entreprise et propagées volontairement ou par négligence. L’objet des poursuites bâillons – appelées SLAPP pour « strategic lawsuit against public participation » en anglais, ou BIPP pour « bâillon imposé à la parole publique » au Québec – sont des procédures judiciaires dont l’objet consiste à ensevelir les émetteurs d’informations critiques sous un flot continu de poursuites judicaires visant à épuiser la partie adverse avec des frais de justice.
Les poursuites bâillons sont apparues en Amérique du Nord à la fin des années 80 et se sont ensuite généralisées dans le monde entier. Parfois, le but visé est purement et simplement d’empêcher un mouvement social de manifester. C’est ainsi que l’association altermondialiste Attac s’est vue poursuivre par la transnationale Apple : dans le cadre de sa campagne visant à sensibiliser l’opinion publique sur le fait que Apple ne paie pas ses impôts en France, Attac a organisé l’année passée plusieurs manifestations dans les « Apple stores », manifestations dont l’objectif était d’interpeller la première capitalisation mondiale avec un message visant à promouvoir la justice fiscale. Apple a réagi le 21 décembre dernier en déposant un recours demandant l’interdiction d’accès à ses magasins français à Attac, sous peine d’une astreinte de 150 000 euros par violation de l’interdiction, ainsi que du versement à la marque à la pomme de 3 000 euros. Apple n’a par contre jamais contesté la véracité des informations que Attac a diffusé sur son évasion fiscale faramineuse.
Dans ce cas-ci (et c’est plutôt une exception) le tribunal de grande instance de Paris a réagi rapidement en déboutant le 23 février dernier l’industriel américain, en le condamnant de plus à payer à Attac la somme de 2 000 euros en remboursement des frais engagés. Ce dénouement rapide et heureux est plutôt une exception, mais il est vrai que l’indécence de la requête d’Apple a probablement influé sur la décision de justice. La pression continue de monter pour la marque à la pomme et pas seulement en France, car les comités Attac européens ont mené des actions similaires à Genève, Cologne, Francfort et Vienne.
La majorité des poursuites bâillons émises par les transnationales ne connaissent pas une issue aussi rapide. Si nous prenons le cas de la holding luxembourgeoise Socfin, dont le milliardaire Vincent Bolloré est l’in des principaux actionnaires, nous avons là un cas bien plus emblématique de comment une entité économique peut engager ses ressources juridiques et financières – quasi illimitées comparées à celle de la société civile – pour étouffer toute velléité d’informer le public sur ses activités. Ce n’est pas la première fois que cette holding est interpellée par les ONG de la société civile luxembourgeoise via l’association parapluie « Meng Landwirtschaft » qui lutte pour la souveraineté alimentaire des pays africains et asiatiques, souveraineté largement menacée par l’accaparement des terres pratiqué par Socfin. Rappelons que cette holding contrôle plus de 400 000 hectares de terres arables principalement situés en Afrique et en Asie (soit 1,5 fois la surface du Luxembourg) et que ces exploitations agricoles géantes ont fait l’objet de diverses enquêtes de la presse dénonçant les mauvaises conditions de travail des personnels employés pour produire essentiellement de l’huile de palme et de l’hévéa.
Depuis 2009, plus d’une vingtaine de procédures en diffamation ont ainsi été lancées par Bolloré ou la Socfin en France et à l’étranger – pour contourner la loi de 1881 sur la liberté de la presse – contre des articles, des reportages audiovisuels, des rapports d’organisations non gouvernementales, et même un livre. France Inter, France Culture, France Info, France 2, Bastamag, Le Monde, Les Inrocks, Libération, Mediapart, L’Obs, Le Point, Rue 89, Greenpeace, React, Sherpa… soit une cinquantaine de journalistes, d’avocats, de photographes, de responsables d’ONG et de directeurs de médias, ont été visés par Bolloré et ses partenaires.
Les 25 et 26 janvier dernier, la Socfin et sa filiale camerounaise, la Socapalm, ont porté plainte en diffamation contre deux ONG, ReAct et Sherpa, et trois journaux, Le Point, L’Obs et Mediapart. Le jugement a été mis en délibéré pour le 29 mars.
Cet exemple illustre bien que les poursuites bâillons sont une forme d’abus de droit pour les transnationales qui ont toutes les latitudes financières et l’arsenal juridique pour intimider, voire tuer dans l’œuf toute velléité d’un média indépendant ou d’une ONG pour proposer un discours alternatif à la communication d’entreprise. Aux États-Unis et au Canada, plusieurs États ont adopté des lois empêchant le recours abusif aux poursuites bâillons, tout en protégeant de la diffamation. Il serait temps que l’Union européenne et le Luxembourg s’en inspirent.
Malheureusement, le lobbying des acteurs économiques a encore facilité un renforcement de la protection de ses intérêts avec l’adoption de textes tels que la directive européenne sur le secret des affaires en 2016. La liberté d’informer est précieuse et doit être protégée comme on a pu le voir au Luxembourg lors du procès « Luxleaks » qui a fini par reconnaitre la légitimité du lanceur d’alerte Antoine Detour et celle du journaliste Edouard Perrin à communiquer sur le contenus des rulings fiscaux.