L’art du rapiècement

d'Lëtzebuerger Land vom 02.02.2024

Avec la sortie de The Zone of Interest et de Poor Things, Jonathan Glazer et Yorgos Lanthimos interrogent non seulement la banalité du mal ou les affres du désir masculin, mais nous poussent aussi à questionner ce qui reste des romans de Martin Amis et Alasdair Gray une fois leur transposition sur le grand écran opérée.

Il y a donc, d’un côté, The Zone of Interest, l’avant-dernier roman du regretté Martin Amis, qui connut, peu après sa publication, un de ces petits scandales qui ébranlent régulièrement le microcosme littéraire. Gallimard, l’éditeur français d’Amis, avait jugé l’œuvre non publiable. Il craignait que ce qu’on qualifia alors de vaudeville sur fond de KZ ne suscitât l’ire et l’indignation d’un lectorat à qui Amis racontait le quotidien des barbares et bourreaux.

L’auteur adoptait trois perspectives. Celle de Thomsen d’abord, un officier nazi qui se croit intouchable, dont l’occupation principale, au-delà des mesquins jeux de pouvoir et des immondes négociations économiques ayant trait à l’extermination industrialisée d’un peuple, consiste à séduire toute femelle impressionnée ou non par son uniforme, surtout, l’épouse du commandant.

Celle de Paul Doll ensuite, contrepartie fictionnelle du commandant d’Auschwitz Rudolf Höss, alcoolique et toxico (on le surnomme par ailleurs The Old Boozer) qui n’arrête pas de se répéter comme un mantra : Paul Doll is completely normal. Finalement, celle, presqu’insoutenable, de Szmul, un Juif attaché au Sonderkommando dont le reste d’humanité – l’amour qu’il voue à sa femme – est réduit à peau de chagrin à mesure que son rôle de rouage dans la mécanique d’extermination de son propre peuple le force à enchaîner les actes immondes.

Ce fut finalement Calmann-Levy qui le publia, le roman. L’éditeur avait bien vu qu’en racontant l’idiote inanité, la banale bestialité et la lourde lubricité des nazis, Martin Amis avait refusé cette imagerie si souvent charriée du nazi cultivé, qui se goinfre de Wagner en nourrissant son antisémitisme de traités pseudo-philosophiques nauséeux, tout en évoquant, plutôt que la désormais souvent simplifiée théorie arendtienne de la banalité du mal, sa crade stupidité. Tout au plus pouvait-on reprocher à Amis un art trop virtuose du caméléon, l’auteur ayant réussi à se glisser avec un brio presqu’inquiétant dans la peau de personnages ignobles pour en montrer le vide.

Et il y a, de l’autre côté, le roman tout en strates énonciatives d’Alasdair Gray, écrivain écossais qui s’auto-décrivit comme « obèse, quasi chauve et asthmatique » et dont on peut admirer les talents de peintre à l’Òran Mór, une ancienne église glaswégienne reconvertie en pub pour lequel Gray a réalisé une peinture murale.

Roman aux milles bigarrures, qui recourt à un nombre stupéfiant de sources, à l’hypotexte évident du Frankenstein de Mary Shelley, s’adjoignent tout un tas de références littéraires qui servent, dans l’éducation de Bella Baxter, de repères culturels et permettent à Gray de pratiquer avec cœur joie l’art du pastiche – tout en se gonflant de pré- et postfaces, de lettres et autres avertissements qui se greffent sur le récit principal, Poor Things est formellement aussi monstrueux que l’histoire qu’il raconte : un jour, Godwin Baxter, scientifique aussi fou que solitaire, ramène à la vie une jeune femme enceinte qui vient de se suicider en lui implantant le cerveau de son bébé, le scientifique ayant estimé que, comme cette femme avait décidé d’en finir, il ne servait à rien de la ramener à la vie en lui remettant en place son vieux cerveau avec ses idées suicidaires.

Entre donc Bella Baxter, jeune femme au cerveau de bébé qui ne manquera, par sa beauté et son ingénuité, d’être entourée de mâles ne s’empêtrant guère de sa diction imparfaite ou de sa puérile naïveté : la libido masculine ferme les yeux sur ces petites bévues, et au moins Bella est-elle moins fade que les bonnes que se tape Wedderburn, archétype du séducteur-prédateur.

Un exercice souvent casse-gueule

Souvent considérées comme condamnées à l’échec ou monolithiques au sens où elles effacent la pluralité des imaginaires qu’un roman distille dans les têtes de ses lecteurs en faveur d’une seule esthétique, les adaptations cinématographiques d’œuvres littéraires sont des exercices casse-gueule.

D’un certain point de vue, le film est toujours parasitaire par rapport au roman – combien de long-métrages tirés d’un roman pour combien de romans qui s’inspirent d’un film ? On pourrait y voir un double snobisme : snobisme des littéraires qui voient mal pourquoi s’inspirer d’une forme artistique surgie bien après la leur, mais aussi snobisme du film qui, petit dernier dans l’aristocratique famille de la fiction artistique, verrait son art comme une sorte d’apogée esthétique – comme si le déploiement de moyens plus importants était toujours aussi un gage d’un surcroît qualitatif, comme si la littérature n’était qu’une inépuisable réserve de scénarios potentiels.

Plus humblement, cela tient aussi à la différence entre les médiums – si c’est un cliché que de dire qu’une fois qu’on a vu le film, il est difficile de revenir au roman sans avoir en tête les images du long-métrage, essayez de lire Poor Things après l’avoir vu et de vous ôter de la tête, pendant la lecture, la gueule de Defoe ou le parler de Stone.

C’est un beau gage de la qualité du film de Lanthimos d’être proche du roman au point que son imaginaire et celui de Gray se touchent et se contaminent. Mais c’est tout autant un certain signe de redondance : la meilleure adaptation cinématographique d’une œuvre littéraire est peut-être celle qui n’a rien à voir avec elle. Car si le roman, précisément, ne donne rien à voir – on y tâte dans le noir, et c’est l’auteur qui braque la lumière sur les aspects de l’univers qu’il veut nous faire observer –, le film doit bien souvent s’efforcer à cacher des choses tant il tend à trop montrer. Le romancier recourt à des artifices pour faire voir, le cinéaste pour cacher.

Élaguer, déplacer, rajouter : le cinéaste comme chirurgien

Au final, tout est une question de syllepse : il demeure nécessaire de lire The Zone of Interest après avoir vu The Zone of Interest tant les deux diffèrent. Jonathan Glazer réduit l’univers du roman au seul quotidien du couple Höss, supprimant les deux autres perspectives ainsi que l’onomastique fictionnelle – trêve de camouflage, Höss y portera donc son vrai nom –, relaie les massacres du camp dans un hors-champ qui reste sonorement plus qu’audible et opère un glissement terrible vers la muséalisation du camp d’Auschwitz à travers un trou de serrure. Malgré tout ce sur quoi il fait l’impasse, le fond du roman y est : la stupidité, l’ignorance, l’inexplicable dissociation cognitive, l’impression de dédoublement ontologique d’un monde où le confort et l’enfer se superposent à tout instant. Simplement, le réalisateur a choisi une forme on ne peut plus différente, glaciale, comme une longue et cauchemardesque installation d’art.

Au-delà de l’ellipse, l’hypotexte peut être malmené ou transcendé de bien d’autres façons encore : là où le roman de Gray exploite la multiplicité de ses sources énonciatives pour inviter le lecteur à modifier sa perception des personnages et pour permettre au doute de s’insinuer – entre les lettres pathétiques de Wedderburn et celles d’une Bella en métamorphose constante, où se situe la vérité ?–, le long-métrage de Lanthimos pratique l’hyperbole – son Godwin est plus ostentatoirement monstrueux, ses expérimentations sur les animaux plus loufoques que dans le roman – et le déplacement métonymique.

Si dans le film, c’est Wedderburn qui fait découvrir à Bella le vaste monde, chez Gray, cette découverte, elle l’a déjà faite avec Godwin et c’est alors elle qui traîne un Wedderburn sexuellement épuisé à travers monts et merveilles, essayant aussi de le sauver de son addiction au jeu. Ces changements dans la dynamique du couple Baxter/Wedderburn servent très clairement le zeitgeist : en déplaçant le fantasme masculin de la jeune femme qui épuise sexuellement son amant vers un Wedderburn en forme de prédateur sans scrupules sombrant peu à peu dans le ridicule, Lanthimos fait de la métonymie une me-too-nymie.

Ces stratégies de l’hyperbole, de l’ellipse et de la métonymie ont par ailleurs une raison éminemment pragmatique : le cinéma, par les coûts de production et à cause l’habitus de ses spectateurs, se doit d’être un art de la vitesse, de l’impatience, de l’accélération.

Chez Lanthimos, ces opérations en viennent à faire partie de la matière même du film, où tout est rapiècement, transsubstantiation, métamorphose et hybridisation : l’art du cinéaste devient, à travers la métaphore du monstre, de l’accouchement, de l’autopoïésis – Bella ne fait pas autre chose que s’enfanter soi-même –, une réflexion sur l’acte créateur qui, de cycle en cycle, ne fait jamais que recycler.

Don John
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