Film made in Luxembourg

L’enfer de Mandico, c’est nous. Et à Esch

Bertrand Mandico, une signature visuelle
Foto: Gabrielle Denisse
d'Lëtzebuerger Land vom 02.02.2024

Les cinéastes français avec une signature visuelle unique se comptent sur les doigts d’une main. Bertrand Mandico fait assurément partie de ce club très fermé. Conann, son nouveau long-métrage – coproduit par la société luxembourgeoise Les Films Fauves et présenté à la dernière Quinzaine à Cannes – est un trip infernal, baigné de néons, au cours duquel les six vies de Conann sont passées en revue et où son propre avenir la fait mourir à plusieurs reprises, à travers les époques, les mythes et les âges. De son enfance en tant qu’esclave à son ascension vers les sommets de la cruauté aux portes de notre monde. Une petite note en marge : cet enfer et tout ce qui l’entoure se trouvait à Esch, où le film a été tourné. Nous avons rencontré Bertrand Mandico et nous avons parlé de la manière dont le projet Connan est passé du Théâtre des Amandiers au Minett, des histoires coming-of-age déroutantes et des cycles de vie (artistiques).

D’Land : Comment se lisait le pitch de votre nouveau film Conann dans le premier dossier transmis aux futurs producteurs et coproducteurs ?

Bertrand Mandico : Ça se passe à l’oral en général. Mais le pitch est très simple : Conann est le conte de la barbarie, c’est-à-dire la vieillesse qui tue sa propre jeunesse.

Le projet remonte déjà à quelques années et s’est métamorphosé, tout comme le personnage central du film. Est-ce que cela se serait passé de la même manière sans la pandémie ?

Le Covid était pour moi l’opportunité de saisir une invitation du Théâtre des Amandiers pour faire un spectacle autour ma façon de faire des films. J’ai décidé en quelque sorte, comme j’avais Conann en préparation, d’utiliser le théâtre comme un laboratoire de recherche, de répétition et d’écrire une pièce, En attendant Conann, qui était une mise en abîme de cette recherche et qu’on a travaillé avec les comédiennes. Finalement, le Covid a empêché que le spectacle soit public – nous on l’a vu puisque on l’a fait pour nous –, mais du moins dans une forme filmique, existe. C’est d’ailleurs une chose que je dois monter encore. Ça a nous a servi vraiment de laboratoire pour préparer Conann, le long-métrage.

Comment est-ce que les espaces influencent votre manière de faire du cinéma ? Pour le cas de Conann, comment est-ce que un ancien site sidérurgique abandonné à Esch-sur-Alzette a inspiré un metteur en scène toulousain?

Je ne suis pas Toulousain. Je suis né à Toulouse, mais je suis Parisien, malheureusement. C’est Gilles Chanial, le producteur luxembourgeois de ce film, qui m’a montré ce site bien avant que j’écrive Conann en me disant, « tiens, cet endroit, je pense, ça peut t’inspirer ». Il avait raison. Quand j’ai vu cet espace, j’ai vu la possibilité. J’ai vu un terrain de jeu propice pour la construction d’un film à plusieurs époques. J’ai vu un temple antique, j’ai vu pleins de choses possibles. Ça m’a fasciné. Et quand j’ai écrit Conann j’avais le site en tête et je savais que c’était là que je voulais tourner. Ça m’a libéré peut-être par rapport à l’écriture et à ce jeu avec les époques. Quand je décrivais « nous sommes dans le Bronx dans les années 90 sous le métro », je savais que ce n’était pas une fantaisie de scénariste, mais quelque chose de faisable. Y compris avec le budget d’un film d’auteur. Puisque finalement je n’ai fait que m’appuyer et faire des collages sur des décors préexistants – ajouter une boutique, des voitures, des grilles et des enseignes lumineuses – et hop, on était dans New York des années 90. Donc c’était un peu la construction de tout l’ensemble du film et qui a rendu ce film possible. J’ai rêvé sur ces ruines. Et j’adore de construire sur des ruines.

Est-ce qu’il est juste de dire votre nouveau film comme une sorte de récit initiatique à l’envers ?

Désinitiatique alors. On est désinitié quand on l’a vu. Ce serait ça un récit initiatique à l’envers ?

Je ne sais pas. À vous de le dire.

J’essaie de suivre votre logique. C’est une structure que j’ai empruntée à Lola Montès de Max Ophüls. C’est un très beau film que je vous recommande. Ophüls a mis en scène l’histoire vraie d’une courtisane qui s’appelait Lola Montès et qui, à la fin de sa vie, est devenue une attraction de cirque. Elle était très connue et elle a vendu son histoire à un cirque américain. Ophüls nous amène dans ce cirque au moment où Lola se raconte du haut d’un trapèze avant de faire le grand saut et par fragments on va ensuite reconstituer sa vie et son évolution. J’ai pris le même principe. Mon personnage se raconte depuis des enfers avant de faire le grand saut et par fragments on va retracer sa vie. Je ne sais pas si c’est un récit initiatique, mais c’est plutôt l’histoire d’une damnation et comment un personnage va en permanence être dérouté tout au long de sa vie. Ce n’est qu’un destin dérouté et déroutant. La Conann de quinze ans est maltraitée et, quand elle a finalement la possibilité de se venger – ce serait le chemin d’un film noir américain classique – la vengeance va se transformer en histoire d’amour. Je déroute le spectateur et je déroute la mécanique dramatique habituelle constamment. C’est un récit initiatique déroutant, je dirai, voilà.

Qu’est-ce que nous apprennent les déambulations de Conann sur vous, Bertrand Mandico ?

Qu’est-ce qu’on apprend de moi ? Mes angoisses, mes désirs de cinéma, mes engagements politiques par rapport à ce que c’est une actrice au cinéma. Proposer des rôles non-conventionnels et non-stéréotypés. C’est un engagement auquel je tiens. Il y a tout ça dans mes films. Mais je ne fais pas de films autobiographiques non plus. Je raconte des histoires sur le monde.

La vieillesse qui tue la jeunesse. Ça doit venir de quelque part, j’imagine.

J’ai l’impression – et c’est peut-être moins fort que dans le film – qu’on fonctionne par cycle. C’est au moins comme cela que je vois mon propre cheminement. C’est-à-dire que celui que j’étais à quinze ans a été détrône à 25 ans par une autre personne. J’ai vraiment l’impression d’avancer par cycles et parfois même contredire de ce que j’avais pu dire dans mes jeunes années. Je n’ai fait que grossir le trait par rapport à ce que je ressens sur mes cycles de vie. Mes cycles dans ma vie plutôt. Je n’ai qu’une seule vie pour le moment.

Pendant votre cycle précédent, vous avec co-signé Flamme, un manifeste du cinéma...

Il y avait déjà un manifeste avant qui s’appelait Le Cinéma Incohérent. J’aime bien les manifestes, les dogmes, etc. parce que c’est une façon d’acter un état d’esprit, une façon de voir le cinéma avec d’autre cinéastes et d’autres artistes qui partagent des idées et des sensations par rapport au médium qui est le nôtre, c’est à dire le cinéma. Donc c’est une façon d’acter notre vision du cinéma à ce moment-là, le manifeste Flamme, qui est une vision très romantique par rapport au cinéma et à la vie et tourne un peu le dos au naturalisme

Vous y réclamez un cinéma qui traverse les genres, les émotions et le temps, et dans lequel vous promettez que vos films et ceux de vos collègues allumeront un feu et danseront jusqu’à l’aube. Vous soutenez toujours ce manifeste six ans après sa parution ?

Je ne peux pas répondre pour les autres (Caroline Poggi, Yann Gonzalez et Jonathan Vinel ; ndlr), mais en ce qui me concerne, oui, c’est quelque chose qui m’anime toujours. Enfin, je ne me sens pas étranger à ce qu’on avait écrit. Cela étant, j’ai envie de faire autre chose.

Avant d’entamer le voyage à travers le temps et l’espace, le personnage Rainer promet à Conann un spectacle amoral et de bon goût. Mais c’est depuis toujours une promesse dans votre travail ?

Oui, ou moral et de mauvais goût, je ne sais pas. Mais effectivement, c’est Rainer qui ouvre le spectacle. Il est à la fois le meneur de revue, d’un cabaret infernal. Et en même temps, il est le guide aussi parce que le spectateur a besoin d’un guide dans l’obscurité du récit. Mais oui, peut-être que je ne fais que refaire les mêmes choses, je ne sais pas.

C’est ce que j’ai voulu insinuer. Vous utilisez le mot amoral depuis des entretiens sur votre premier long-métrage Les garçons sauvages.

Oui, ça se peut. La morale est un peu castratrice. C’est pourquoi je pense qu’il faut être amoral quand on fait du spectacle.

Tom Dockal
© 2024 d’Lëtzebuerger Land