d’Lëtzebuerger Land : Vous vous connaissiez avant le projet pour Venise ?
Paul Ardenne : Non, absolument pas. Il n’y a aucun copinage.
Filip Markiewicz : Quand j’étais étudiant à Strasbourg, j’avais un professeur, Jean-François Robic, qui nous faisait lire les livres de Paul Ardenne. Je suis donc un de ses lecteurs depuis mes études. Par après, via un ami artiste qui s’appelle Emmanuel Régent, j’ai été invité à participer à une exposition qui s’appelait Ricochets. C’était en 2012, à Paris et Paul Ardenne avait écrit le texte du catalogue. C’était un texte sur le dessin comme résistance. Or, j’ai toujours fait du dessin comme une forme de résistance.
Ça c’est très clair ! Et vous alors Paul Ardenne ? Pourquoi avez-vous accepté le commissariat de Filip Markiewicz à Venise ?
PA : Je n’ai pas « accepté le commissariat » ! C’est un partenariat, une candidature commune… D’ailleurs de mon point de vue, on avait très peu de chances de gagner. Je n’ai jamais gagné institutionnellement, ou très peu souvent, car je suis très indépendant. Un franc tireur. Or en France, pour décrocher quelque chose institutionnellement, il faut prendre la voie de la servitude volontaire. Ce qui n’est pas mon cas !
Ensuite, je ne connaissais pas le travail de Filip. Je lui ai donc demandé de me le montrer. Il m’a envoyé une documentation et j’ai accepté parce que je trouvais sa position intéressante tout en me disant que ce serait plus un processus de travail qu’autre chose, puisque j’étais persuadé qu’on ne gagnerait pas…
Symbiose, dialogue, confrontation… C’est ça qui vous a intéressé ?
PA : Le projet de Filip était très construit, peut-être même trop construit. J’ai donc considéré que mon rôle était d’éclaircir cette proposition touffue. Je veux dire par là que son dossier manquait de lisibilité pour un jury pressé.
Sur un plan plus restreint, disons géographiquement parlant, vous connaissiez le Luxembourg, Paul Ardenne ?
PA : Je connais bien le Luxembourg, j’y viens souvent. Non pas pour placer de l’argent, d’ailleurs je n’en ai pas beaucoup et ça me suffit… Sans blague maintenant, je crois que je suis venu ici pour la première fois en 1994. Je connais Enrico Lunghi du temps où il était directeur du Casino – Forum d’art contemporain, j’ai écrit des articles sur des expositions pour des publications françaises, j’ai fait plusieurs fois des conférences…
Venons-en à l’exposition à Venise : qu’est-ce que vous allez interroger dans le « nouveau mythe luxembourgeois », puisque c’est ce que vous annoncez ?
PA : Nous avons 25 ans de différence d’âge. Ça fait une génération d’écart entre Filip, qui est un jeune trentenaire, et moi. Cela devrait compter, d’autant plus qu’il y a eu en 1989 la chute du Mur de Berlin, la fin du monde bipolaire. Mais il se trouve que nous sommes très proches politiquement parlant tous les deux.
Pour moi, c’est l’occasion aller au-delà de la caricature, de l’image que les gens ont du Luxembourg paradis fiscal et d’une no go zone pleine d’affreux banquiers vendus au monde néolibéral et au monde matériel. Je me suis intéressé au fait qu’on pourrait montrer que c’est un lieu typiquement européen. Un lieu du paradigme de la culture européenne. Mais je vais laisser la parole à Filip.
FM : Partir du Luxembourg comme base, c’est comme un échantillon de l’Europe. Avec tous les ingrédients de l’Europe, les bons et les mauvais. Le bon côté, c’est le mélange de différentes cultures… Étant moi-même d’origine polonaise, j’ai eu ici des hauts et des bas, mais en gros, je me suis très vite senti comme tout le monde. Car tout le monde est ici de quelque part ailleurs. Il y a peu de Luxembourgeois de souche. Et du coup, cela devient agréable à vivre… Les points négatifs, c’est peut-être que c’est petit, que cela peut parfois devenir incestueux culturellement parlant…
C’est particulier au Luxembourg ?
FM : Non… maintenant que j’habite à Hambourg (rires)… À Berlin où j’ai vécu avant, comme c’est plus grand, on a toujours l’alternative d’aller ailleurs, le choix de ne pas être tout le temps dans le même petit cercle.
Bon. Venons-en maintenant au titre de l’exposition, Paradiso Lussemburgo.
PA : L’intitulé m’a intéressé : « Paradis luxembourgeois », le Luxembourg est un paradis concret ; Luxembourg, c’est une vieille cité, une vieille culture, avec un vrai enracinement dans des valeurs européennes. Qui a su adhérer à l’Europe moderne, qui est très intégré dans l’économie-monde… En fait, c’est le lieu ou rien ne se passe : le paradis. Le paradis, c’est toujours la fin d’une histoire. Et quand le paradis c’est la fin de l’histoire, est-ce que le paradis ne devient pas haïssable ?
Filip Markiewicz, quels sont les moyens que vous allez mettre en œuvre à Venise ?
FM : Ce que je veux dire moi, c’est que je n’aurai pas pensé ce projet pour un autre lieu d’exposition. Je l’ai pensé pour le contexte « Venise ». Le contexte d’une compétition entre des pays à travers l’art. J’ai voulu jouer ironiquement sur l’image du Luxembourg paradis fiscal tel qu’on le voit depuis l’étranger. Frontalement, puisque c’est ce que j’entends depuis cinq, six ans où je vis à l’étranger. Ensuite, forcément, il y a cette idée : est-ce que le paradis n’est pas un enfer, est-ce que l’enfer n’est pas le paradis ? Cette dualité, c’est une notion très ancienne ; c’est en soi un vocabulaire mythologique. Partant de là, j’ai eu l’idée de faire une nouvelle mythologie qui se traduit par un film-fiction qui pourrait se rapprocher d’un Twin Peaks… On ne sait pas trop : ça tourne en rond ou pas ? Comment décliner un tas de petites informations… L’affaire Luxleaks (rires), pour moi, ce n’est pas un problème luxembourgeois, c’est un problème européen ! C’est toutes ces grandes marques, les Google, les Amazon, qui s’installent ici… le Luxembourg fait le sale boulot pour l’Europe en fait !
Pour dire cela, vous utilisez votre écriture qui est le dessin aussi…
FM : Mon écriture, c’est le dessin… après, cela se décline par la sculpture, une installation, la performance, la vidéo…
PA : Le travail de Filip Markiewicz pour moi, il a la forme du sablier. On prend beaucoup de choses, on les réduit au plus petit dénominateur commun qui est le dessin et puis après, il réélargit le champ pour montrer toute la complexité des choses. Filip est un artiste de la complexité et j’aime les gens qui au lieu de simplifier le monde – ce monde qui fonctionne essentiellement avec des slogans – en montrent toute la complexité. À un moment, l’écriture de Filip doit s’incarner. Je vois le dessin chez lui comme une forme de décantation. La puissance du dessin, c’est la liberté. C’est le médium sans doute le plus libre qui existe. C’est un médium peu cher, accessible, facile à véhiculer, à exposer, à reproduire… C’est un médium de l’efficacité, de la première synthèse, qui permet d’affiner, d’agglomérer des éléments. J’insiste sur le fait que le dessin chez Filip est toujours le prélude à quelque chose d’autre : une sorte de complexification des choses, la performance, la sculpture, l’installation, la vidéo, y compris même des pratiques contextuelles d’intervention des gens. Ça m’intéresse beaucoup.
Luxembourg aussi est donc plus complexe qu’on ne le croit ? C’est ça que vous allez montrer dans le cadre de la compétition institutionnelle à Venise ?
FM : Ce n’est pas mon sujet principal ! C’est anecdotique on va dire. Je suis allé chercher aussi dans mon identité, « d’un voyage au bout d’une identité », comme dit Paul dans le catalogue. Je lui emprunte cette phrase comme titre de mon film. Ça synthétise bien tout le projet. C’est une sorte de road movie un peu métaphorique à la recherche de ce qu’on peut être. C’est l’idée d’accumulation, ce n’est pas que le Luxembourg. Pas forcément que moi non plus, mais les gens qui ont vécu un voyage d’immigration – tout le monde a plus ou moins vécu ça. C’est peut-être partir de quelque chose d’autobiographique pour en faire un questionnement plus universel.
Qu’est-ce que vous attendez comme réaction à Venise ? Parce qu’on peut toujours poser la question : d’où écrivez-vous ? À qui vous adressez-vous ?
FM : Le filtre du dessin me permet de rentrer dans le squelette de ce qu’est une image photographique médiatique. C’est quelque chose qui me permet d’analyser en profondeur ce que peut véhiculer une image. Et en même temps, j’utilise aussi cette image médiatique qui fonctionne à travers la vidéo pour vraiment voir le contraste, comment fonctionnent l’une et l’autre image, comment ça peut s’articuler dans ce genre d’installation. En posant la question de ce qu’est l’Europe aujourd’hui, de ce qu’est une image aujourd’hui, une image médiatique, comment elle fonctionne.
PA : Il y a un problème à Venise avec la réaction des gens : c’est plutôt un immense événement que du contenu ! Les gens qui s’intéressent à l’art pour ce qu’il devrait toujours être, à savoir une expérience, savent très bien qu’il n’y a rien ou quasiment rien à trouver dans cette énorme messe, sinon la puissance symbolique.
Vous ne vous situez pas là, vous ne vous laissez pas contaminer !
PA : Ah ben non ! C’est beaucoup trop compliqué ce qu’il fait !
Alors parlons de la complexité : est-ce que c’est cela être un artiste complet ?
FM : La complexité, je la vois comme un mélange de styles et de formes d’expressions, c’est-à-dire partir de l’humour pour aller vers quelque chose de dramatique puis revenir vers l’humour… J’aimerais bien que le spectateur qui passe puisse rire dans l’exposition tout en se posant des questions sur notre monde. Pour moi, l’œuvre parfaite, c’est Le Dictateur de Chaplin. Son côté le plus dramatique et le plus drôle en même temps. C’est ce qui dit tout.