D’abord, il y a souvent le divorce. D’un commun accord ou pour des torts causés par l’un ou l’autre, ou, plus traumatisant encore, pour violences conjugales. Parfois aussi, il y a eu un décès ou alors un père ou une mère qui n’assume pas son rôle – ou ne peut pas le faire... Dans tous les cas de figure, ces femmes (dans 90 pour cent des ménages1) se retrouvent seules avec un ou plusieurs enfants à charge du jour au lendemain – et, avant le deuil ou la souffrance psychique à gérer suite à cette séparation, doivent d’abord gérer le quotidien. Travailler pour financer la vie du ménage – et retrouver un emploi après une pause pour élever ses enfants peut s’avérer extrêmement difficile –, assurer la garde des enfants, accompagner leur scolarité, faire le ménage, assumer la gestion de l’administration familiale, fonctionner...
« C’est dur ; quand je me couche le soir, je suis bien fatiguée, mais j’y arrive, » raconte Célia2, 34 ans, mère de trois garçons de dix, quatorze et seize ans, en instance de divorce. « J’ai travaillé toute ma vie, dit-elle, et tout ce que j’ai aujourd’hui, c’est mes enfants. » C’est pour eux qu’elle a surmonté la dépression qui a suivi la découverte que son mari, 17 ans de mariage, la trompait avec une voisine, qu’elle a décidé de s’en sortir. Femme de ménage, elle travaille à plein temps, mais termine ses journées à 16 heures les lundi, mercredi et vendredi pour être là pour les enfants. Elle a repris le prêt de la maison, 1 100 euros par mois – « j’ai toujours payé » assure-t-elle fièrement – et craint la séparation des biens à venir, qu’elle ne puisse plus assurer tous les frais.
Avec son modeste salaire et les allocations familiales des enfants, elle doit couvrir les frais courants toute seule, eau, électricité, gaz, téléphonie, internet, nourriture – des courses aux marques discount, sauf les produits frais, et une gestion serrée du budget –, vêtements, livres, loisirs des enfants. Le père ne se manifeste que sporadiquement, ne paye la pension alimentaire que par intermittence. « Toutes les factures tombent toujours en même temps, constate-t-elle, j’arrive à les payer au fur et à mesure, mais dès qu’il y a un pépin, j’ai un problème ! » Partir en vacances est devenu un luxe quasi inabordable, si ce n’est pour aller voir la famille au Portugal ; comme beaucoup de ses pairs, la toujours jeune mère a mis sa propre vie entre parenthèses, ne s’accorde aucun temps libre.
Toutes les études récentes ont prouvé que Célia n’est pas un cas isolé : les ménages monoparentaux sont les plus touchés par le risque de pauvreté, 52 pour cent de ces ménages ont des revenus se situant en-dessous du seuil statistique de pauvreté et près de quinze pour cent de l’ensemble des individus considérés comme « pauvres » vivent dans les ménages monoparentaux. Des chiffres inquiétants, qui ne semblent néanmoins guère provoquer de grand activisme du côté du gouvernement, voire même des députés, les questions parlementaires ou interpellations sur le sujet sont très rares. Pourtant, il s’agit désormais d’une population d’un peu plus de 7 000 ménages ou 20 000 per-sonnes au Luxembourg, toujours selon le Statec.
« Quand tu te retrouves soudain seule avec une enfant, c’est clair, tu travailles à plein temps, tu ne peux pas te permettre de travailler moins, » constate Nathalie2, mère d’une petite fille de cinq ans et enseignante. Même si elle se considère parmi les nantis avec son salaire de prof, elle doit jongler avec le budget pour financer le prêt sur la maison elle aussi, et a demandé l’aide du FNS (Fonds national de solidarité) pour qu’il avance la pension alimentaire décidée par le juge lors du divorce et que l’ex-mari n’est pas en mesure de payer. Le nombre des personnes ayant recours à cette aide du FNS ne cesse d’augmenter, elles étaient presque 500 par mois à en faire la demande cette année, contre 220 en 20053.
Or, travailler à plein temps veut aussi dire trouver des moyens de garde pour le ou les enfants, souvent même tôt le matin, avant l’école, jusqu’à tard le soir, car il faut compter les trajets. Si toutes les personnes que nous avons rencontrées pour ce reportage s’accordent à dire que l’introduction du système de chèques-service accueil a considérablement fait baisser leurs frais de garde, notamment à plein temps en crèche, elles regrettent néanmoins le manque de place, surtout dans les maisons-relais, par exemple durant les vacances scolaires, et le peu de flexibilité dont elles font preuve, n’acceptant pas d’enfants avant sept heures ou tard le soir ou ne pouvant faire les transferts vers les activités de loisirs par exemple. La crèche ouverte 24 heures sur 24 que la majorité DP/ Verts de Luxembourg-ville promet dans son programme de coalition répond donc certainement à un besoin, surtout pour les parents qui font les trois-huit ou ont des horaires moins classiques.
« Élever seule un enfant, c’est la course, » se souvient aussi Zoubida, frontalière employée au Luxem-bourg, dont la fille passe le bac cette année. Mais les journées qui commencent très tôt pour déposer l’enfant chez une nounou ou dans un foyer avant le trajet vers le grand-duché et se terminent tard, la mauvaise conscience constante de ne pas être à la hauteur, la gestion des imprévus par téléphone portable, le regard toujours un peu réprobateur et les remarques des autres aussi – par exemple de ce banquier qui estimait qu’une femme seule avec un enfant n’était pas fiable dans le remboursement d’un éventuel prêt –, cela l’a marquée. Puis il y a les vacances scolaires à ajuster avec des journées de congé beaucoup moins nombreuses, et, pire, les jours de maladie de l’enfant où il faut trouver une garde d’urgence – ou compter sur la compréhension du patron. Au-delà des deux jours de fériés légaux accordés pour raisons familiales par an, beaucoup de salariés doivent alors prendre un jour de congé, ou, souvent, se faire déclarer malades eux-mêmes.
Si beaucoup de Luxembourgeois ont la chance d’avoir des grand-parents ou des frères et sœurs qui sont prêts à aider dans la gestion au quotidien des enfants, après l’école ou en cas de maladie, le soir ou lors des vacances scolaires, cette gestion est autrement plus difficile pour les expatriés et les immigrés qui se retrouvent dans la situation d’élever leurs enfants vraiment seuls. Dans son bulletin thématique, le Statec note qu’en général, les ménages monoparentaux ont davantage recours aux structures publiques de garde, 12,5 heures de garde par semaine (contre 8,3 pour les familles de deux adultes avec enfants à charge), et recourent moins souvent à l’aide de la famille. Beaucoup d’entre eux par contre misent alors sur des réseaux d’amis et de collègues, un secteur parallèle invisible dans les statistiques.
Fatima, 47 ans, a une fille de quatorze ans qu’elle a toujours élevée seule, sans intérêt de la part du père. Après une grave maladie et une dépression lorsque l’enfant avait quatre ans, elle s’est retrouvée incapable de travailler et vit avec le RMG et les allocations familiales dans un appartement du Fonds de logement à Esch. « À l’époque, j’ai voulu m’en sortir par amour pour ma fille, se souvient-elle. Alors j’ai décidé de mettre ma vie entre parenthèses et de vivre pour elle. » Donc c’est le système D et beaucoup de rigueur pour payer les factures et les frais quotidiens, mais elle a la fierté de vouloir financer l’éducation et la passion de sa fille, la danse. « Maintenant, ça va devenir de plus en plus difficile parce que ma fille veut découvrir le monde et achever des choses et ça va être plus cher. » Les cours de danse, l’équipement, les spectacles, le transport vers ces spectacles, les colonies de vacances, les voyages avec le lycée – autant de dépenses extraordinaires pour lesquelles il faut d’abord trouver le budget. Selon le Statec, 58,8 pour cent des ménages monoparentaux sont incapables de faire face à des dépenses imprévues, 56,8 pour cent ont du mal à joindre les deux bouts et 36,5 pour cent sont dans l’incapacité de s’offrir une semaine de vacances.
« Financièrement, ça va, estime par contre Eliane, professionnelle du secteur financier, monoparentale depuis dix ans. Je me débrouille, mais c’est aussi parce que j’ai beaucoup fait moi-même dans la maison, je fais même le nettoyage et m’occupe du jardin, je repeins et retape tout moi-même. » Ne voulant pas déstabiliser ses deux fils de quatre et douze ans à l’époque de la séparation d’avec leur père, elle avait tenu à reprendre la maison et passa par une période financièrement difficile faite de beaucoup de renoncements, grâce aussi à l’aide de ses parents. « Et ce qui m’a vraiment agacée, ce que je trouve toujours profondément injuste, c’est qu’après une période transitoire de trois ans après le divorce, on soit imposé comme des célibataires ! On ne peut pas dire qu’une femme ou un homme avec des enfants qu’elle ou il élève seul soit assimilable à un célibataire quand même ! »4
Aujourd’hui, alors que l’aîné est inscrit à l’université et le cadet en internat en Belgique, Eliane recommence à s’impliquer davantage dans la vie sociale, s’est lancée dans la politique au niveau local, s’est fait de nouveaux amis – des loisirs qu’elle n’a plus eu pendant longtemps, attelée à gérer vie professionnelle à plein temps, vie familiale, éducation des enfants, soin du père malade, gestion et organisation du budget et de la maison, ménage... « Sur mes 25 jours de congé, deux semaines seulement sont réservées aux vacances, le reste passe dans l’organisation avec les enfants, loisirs, visites médicales, cas de maladie..., » raconte-t-elle, autant de charges que les couples peuvent partager, a fortiori lorsque un des deux parents travaille à temps partiel. Alors, oui, « j’ai parfois un sentiment de burn-out parce que ça fait un peu trop de choses à gérer à la fois, » avoue cette femme pourtant très énergique et indépendante.
Car sur la charge de travail vient aussi se greffer, chez beaucoup de monoparentaux, une très grande responsabilité qu’ils estiment devoir assumer tout seuls : « Lorsque dans un couple, un des partenaires perd son travail, il reste toujours un salaire, calcule Eliane. Mais lorsqu’on est seul, le bien-être matériel du ménage dépend de vous et uniquement de vous. » Bien qu’elle ait un salaire qu’elle estime correct, que le père paye les pensions alimentaires et qu’elle s’enorgueillisse de pouvoir assouvir beaucoup de demandes matérielles de ses fils, elle constate aussi que tous les frais augmentent sans cesse et que le secteur financier est lui aussi frappé de plein fouet par la crise, qu’il y a de moins en moins de travail, que de plus en plus de personnes perdent leur emploi.
« Une chose est claire : nous sommes loin de la situation idéale pour les monoparentaux, très loin, » affirme Pierre2, un des dix pour cent d’hommes élevant seuls leurs enfants. Père d’une fille de huit ans, sans que la mère n’intervienne vraiment ni dans l’éducation, ni la garde ou encore le financement, il constate que la famille classique, couple marié avec un ou plusieurs enfants, reste la norme au Luxembourg. « Il y a de la marge pour des réformes sociétales, ça c’est sûr, » sourit-il.