Dans les années 60, avec les premiers distributeurs automatiques de billets, on a pu se demander ce que l‘on accepterait en termes de relation avec une machine. Résultat sans appel : contre une promesse de disponibilité permanente et un temps d‘attente réduit, l‘homme est prêt à recevoir des ordres par écrit, se faire filmer, risquer la disparition de sa carte de paiement, attendre son tour sous la pluie plutôt que dans des couloirs, et abandonner l‘opportunité d‘un échange social avec un guichetier.
Les machines à café, et autres distributeurs de sucreries ou cochonneries en tout genre, ont suivi peu de temps après. Là aussi, pouvoir s’affranchir d’horaires d’ouverture, afin de se faire servir un cappuccino infâme, une soupe de tomate poudreuse où n’importe quel autre breuvage brunâtre et bouillant, à toute heure du jour ou de la nuit, sur une aire d’autoroute comme dans un couloir d’hôpital, permettait de faire abstraction d’un intérêt gustatif inversement proportionnel au temps d’attente ou de la frustration de voir bloqué son Kit-Kat dans la dernière boucle d‘un tourbillon métallique.
Après les distributeurs de cigarettes (en voie de disparition), les distributeurs de billets de train, de places de ciné, de préservatifs, de brosses à dents, de baguettes fraîches ou de pizzas, difficile de croire qu’il reste un avenir au métier de vendeur. D’un côté, Internet et le commerce en ligne déploient des miracles de séduction, de l’autre côté il est difficile de recruter des salariés pour tenir une boutique. Oubliez les « Moien », les petites attentions ou les sourires, remplacés par des écrans tactiles pour choisir son produit, son mode de paiement et récupérer ses achats. C’est un signe de modernité : les villes ont leur tramway, les villages leur distributeur de baguettes industrielles. Même dans les endroits reculés du Guttland, il n’est pas rare de tomber sur de petites cabanes, version low tech du distributeur, dans lesquelles le promeneur est invité à choisir six œufs, un sac de pommes ou une botte de poireaux puis à s’acquitter du montant correspondant en le glissant dans une petite urne ou en l’envoyant par Payconiq.
Qu’on ne s’y trompe pas, si les premiers menacés de disparition sont les caissières, les vendeurs, les disquaires, les libraires, les chauffeurs… il est désormais assez clair que nous allons tous nous faire remplacer par des robots. On ne se méfie pas des blattes montées sur roulettes pour aspirer la poussière ou tondre le gazon, mais les prochaines inventions pourraient bientôt occuper nos postes. En décembre dernier, une révolution a touché le domaine des chatbots (rien à voir avec l’insupportable chat des voisins, plutôt avec l’interminable chat de vos enfants sur leurs téléphones). La société OpenAI a mis en ligne un outil nommé « ChatGPT » (https://chat.openai.com/chat) : une intelligence artificielle à qui l’on peut demander, dans la langue de son choix, une recette de lasagnes au saumon, une chanson dans le style de Bob Dylan sur le mauvais temps au Luxembourg ou un poème vantant les charmes du Kirchberg.
Je me suis donc connecté au site et lui ai demandé :
« écris un article drôle sur le fait que les automates remplacent déjà les êtres humains pour vendre des billets de train ou du pain et, bientôt, pour écrire des articles. » Le résultat était un article pas drôle, qui se terminait en « Il ne reste plus qu‘à espérer que les automates ne réussiront jamais à atteindre l‘excellence de l‘humour humain. Sinon, nous serons condamnés à passer le reste de nos jours à rire de blagues qui tombent à plat et à nous contenter de rires enregistrés. » Légèrement rassuré, je lui ai ensuite demandé quelles célébrités étaient nées en 1977, et quand il m’a cité Justin Timberlake (né en 1981), Scarlett Johansson (née en 1984) et même Daniel Radcliffe (né en 1989), cela m’a rappelé la fois où j’ai eu droit à une soupe de poireaux à la place de mon expresso matinal et l’obstination du GPS de mon monospace familial à vouloir me faire emprunter une piste cyclable. C‘est finalement la bonne nouvelle pour 2023 : on devrait encore avoir besoin que les êtres humains se lèvent tous les matins.