Des grappes de lycéens devant le Théâtre des Capucins, venus avec leurs enseignants idéalistes, qui programment encore des sorties au théâtre pour voir les grands textes classiques autrement que comme explications de choses leur paraissant inintelligibles. Et puis, Machiavel, Le Prince, quelle aubaine – un texte si ancien (il date de 1513) n’est que rarement joué... On pourra en discuter pendant (au moins) un trimestre entier, de sa qualité littéraire, mais surtout philosophique, de tout ce qu’il dit sur ceux qui veulent accéder au pouvoir, ceux qui veulent l’abuser et ceux qui veulent le garder – et comment. Ils s’attendent probablement à une heure et demie assez rébarbative d’un cours d’histoire de la philosophie.
Dans la salle, des néons éclairent le public plus que d’habitude. Sur scène est reconstruit le décor impersonnel d’une de ces salles de réunions préfabriquées aux cloisons en contreplaqué et les mêmes néons agressifs qu’au-dessus du public. Nous serions-nous trompés de salle de spectacle ? Jouerait-on une pièce de Regietheater allemand ici et Le Prince bien classique, bien fossilisé, se donnerait au Grand Théâtre ? « Bonsoir ! » salue une jeune femme en deux-pièces noir, et que ça va commencer bientôt. Arrivent trois personnages, Myriam, Rémy et Max, inscrits au stage « pour devenir prince ». Le spectacle est lancé – et qu’est-ce qu’on rit !
Laurent Gutmann a adapté lui-même le texte de Machiavel au temps présent. Et sa version est intelligente et perspicace, contemporaine et politique à la fois. Il y a quinze ans, il aurait probablement fait une émission de télévision de ce Prince, il y a dix ans, un stage pour manager. Mais toutes ces modes sont passées, et Laurent Gutmann (qui fut, jusqu’en 2009, directeur du Théâtre populaire de Lorraine à Thionville, avant de créer sa propre compagnie, La Dissipation des brumes matinales) le transforme en un de ces nombreux stages de « réorientation professionnelle » pour demandeurs d’emploi aussi ridicules qu’humiliants. Les trois stagiaires « n’ont pas toujours eu de chance dans leur vie » ? C’est pas grave, « avoir de la chance et saisir sa chance, c’est pas la même chose » rigole Carine (Shady Nafar, pleine d’énergie), une des deux coachs de l’équipe. Les trois stagiaires sont paumés, chacun à sa manière : Rémy le coincé (Thomas Blanchard, touchant), Max l’extroverti brut de décoffrage (Pitt Simon, hénaurme pour ce rôle) et Myriam la névrosée (Maud Le Grévellec, excellente), qui s’accroche sans cesse à son sac à main comme à une bouée de sauvetage. Pour « créer du lien », Carine commence par un pause café durant laquelle ils tirent les rois et mangent de la galette, puis arrive Nicolas (Luc-Antoine Diquero, tout en retenue), pour lequel « une journée sans musique est une journée perdue » : en costume médiéval, il sera le précepteur, celui qui énonce quelques-uns de bons conseils de Machiavel à l’usage des princes, qui sonnent toujours aussi justes dans ce contexte.
Car comment s’adresser à son peuple (les lumières s’allument : c’est nous le peuple, forcément) ? Comment être magnanime sans paraître faible, comme utiliser la force armée pour se défendre sans exagérer ? Autant de questions qu’on ne se pose jamais lorsqu’on n’est pas dans la situation. « Je ne mesurais pas le nombre d’erreurs qu’un prince peut faire, » dira Myriam lors du bilan du stage.
Tout cela n’est absurde qu’en apparence. Car Le Prince de Gutmann se joue à deux niveaux : il donne à voir une version moderne du texte de Machiavel, mais il utilise aussi Machiavel pour mettre à nu non seulement les hommes et femmes de pouvoir actuels, mais aussi la veulerie et la cruauté des gens normaux, une fois qu’ils sont mis en situation d’accéder au pouvoir et de défendre leur nouveau rang social. Ainsi, ils apprennent d’abord à sortir d’une limousine – une demie-Peugeot « coupée » est installée sur scène –, mais aussi à s’adresser à leur peuple, à le conquérir (avec des bonbons ?) et à le calmer (avec des menaces ?). Des interludes musicaux frisant le ridicule entrecoupent la séance et chaque exercice (histoire, géo, tir, self-defence....) est suivi de conseils et de corrections. Un tel stage, nous en avons tous déjà fait, et nous avions honte des badges avec nos prénoms, des gentils animateurs et de leurs astuces psychologiques à trois balles.
L’ironie grinçante de Gutmann s’appliquerait immédiatement à n’importe quel politique – « un prince, ça ne roule pas en Clio » fait-il dire à Myriam, et on cherchait Francine Closener dans la salle, juste par réflexe –, conscient qu’il est que la ronde est interminable, que le pouvoir ne peut jamais rester vacant. « Ce n’est pas fini, l’histoire continue ! » lance Carine, une fois qu’elle a mis le manteau du prince. Et nous savons, au plus tard depuis le 20 octobre dernier, que Laurent Gutmann a raison, que le pouvoir corrompt toujours autant.