Il faut les voir, ces hommes politiques, architectes, ingénieurs et autres dignitaires de la Ville, en trench-coat, chapeau vissé sur la tête et cigarette au bec, qui visitent encore et encore le chantier de ce qui devait devenir le « Théâtre du millénaire », conçu comme un « cadeau pour le peuple » à l’occasion du millénaire de la fondation de la capitale. Nous sommes à la fin des années 1950, début des années 1960. Un concours d’architecture avait été organisé pour ce projet, avec un programme détaillé mais, c’est inconcevable aujourd’hui, sans que ne soit fixé un budget pour sa construction. L’architecte français Alain Bourbonnais, qui n’a alors que 34 ans mais est en train de construire le nouveau théâtre de Caen, qui lui sert de référence, est retenu parmi 28 propositions. Sur les photos de présentation du projet – tout est méticuleusement documenté par le photographe Théo Mey et archivé à la Photothèque de la Ville – les Bourbonnais sont d’une folle élégance devant les notables luxembourgeois.
Le projet Bourbonnais est radical : un solitaire aux formes géométriques minimales, imposant de par son volume, mais allégé par le rythme et les formes des fenêtres installées selon une grille rigoureuse dans la façade. À l’intérieur, le faste, la luminosité et les lustres clinquants du foyer devaient permettre des réceptions et des entractes généreux, alors que la grande salle, entièrement coupée de l’extérieur, était le cœur de l’édifice. Dehors, l’érection parallèle du Pont grande-duchesse Charlotte allait permettre la transformation du plateau du Kirchberg, alors constitué de champs de betteraves et de choux, en quartier européen. Le Luxembourg est aux portes de la modernité, et la culture en est un élément central.
Bon, l’histoire avec Alain Bourbonnais allait se passer assez mal, suite à des différends avec les maîtres d’ouvrage, il partira en 1962, en plein chantier, non sans emporter les plans, bien sûr. Le théâtre ouvrit ses portes avec retard, le 15 avril 1964, Ferdy Reiff, acteur et homme de théâtre, en était le directeur et accueillait surtout des productions étrangères légères, alors qu’à partir de 1985, le Théâtre des Capucins, dirigé durant 25 ans par Marc Olinger, allait développer la scène nationale avec sa politique de productions propres.
Je n’ai pas de souvenir personnel de l’époque de Ferdy Reiff. Lycéenne littéraire, j’ai dû assister à l’un ou l’autre spectacle dans les années 1980, mais j’ai la mémoire qui flanche sur ce point-là. Par contre, je me souviens très bien de la programmation de Jeannot Comes, son successeur à partir de 1991, musicien et chef d’orchestre, le théâtre de boulevard léger type Ciel-mon-mari ! importé et les opéras coproduits avec le Teatr Wielki polonais. C’était autour de la première année culturelle, celle de 1995, le Luxembourg était encore un peu un désert culturel, même si Frank Hoffmann, Frank Feitler et les gars de leur génération révolutionnaient le théâtre à la Kulturfabrik et au Kasemattentheater, modernisaient radicalement son esthétique en jouant Heiner Muller et ses contemporains germanophones – là où Marc Olinger et Philippe Noesen avaient importé Ionesco et Jean Genêt vingt ans plus tôt. À l’époque, revenant de mes études parisiennes, je crois que je me serais tirée une balle dans la tête plutôt que de voir un gala Karsenty-Herbert de plus.
1995, année culturelle. Une révolution : soudain, la culture est partout, il n’y a qu’à y aller. Jeune journaliste à RTL Radio Lëtzebuerg, avec l’ambition de connaître tous les rouages de la culture afin de mieux pouvoir en parler, le regretté Marc Linster, passionné de théâtre, me fait entrer dans les coulisses du Grand Théâtre, où son ami, le metteur en scène Charles Muller monte D’Klëppele bei d’Tromm, une pièce historicisante d’Alain Atten sur le siège français de la forteresse du Luxembourg, dont on fête les 200 ans. Pas très bonne d’ailleurs, la pièce. J’y étais la troisième (!) assistante au metteur en scène, et c’était magique de découvrir cet univers hyper-codifié, régi par des superstitions archaïques (ne pas fumer sur scène, se souhaiter merde avant la première...) et des liens extrêmement forts (et éphémères) entre ceux qui participent à une production. Derrière le rideau de fer, il y a un monde parallèle où le texte prend forme, où des idées, des images, des relations et des corps s’agencent pour créer ce moment unique pour le public, différent chaque soir, qu’on appelle le spectacle vivant. Et au Grand Théâtre, l’arrière-scène est un dédale de couloirs, de loges, de locaux techniques... Je me souviens avoir recruté mes copains pour qu’ils jouent l’armée française, ils n’étaient pas très nombreux, faute de moyens, et devaient faire croire qu’ils étaient l’armée la plus puissante d’Europe en débarquant plusieurs fois sur scène, après avoir couru comme des malades à travers les caves du théâtre.
1999 : le Grand Théâtre ferme pour rénovation, agrandissement, mise aux normes techniques et de sécurité. Jeannot Comes avait développé le projet, avec le bureau allemand Gerling, dans le plus strict respect du patrimoine architectural – jusque dans la rénovation des lustres. Mais Comes meurt en 2000, en plein chantier, la Ville recrute Frank Feitler, dramaturge, homme de texte et metteur en scène, pour lui succéder. Frank Feitler fait quelques adaptations dans le programme de construction, transformant notamment la petite salle du Studio en un lieu extrêmement flexible, qui peut être entièrement transformé, y compris pour l’espace scénique – il deviendra un espace de création avant-gardiste. Le théâtre rouvre ses portes en 2003, et c’est une révolution, le début de ma vraie, grande histoire d’amour avec ce théâtre.
Car soudain, grâce à l’intelligence des choix de Frank Feitler, et grâce aussi, il faut le dire, à ses excellents contacts avec certains des plus importants créateurs contemporains, qui remontent parfois à son engagement comme dramaturge à Bâle, dans les années 1980, soudain, le monde est à nos pieds. La Monnaie, le Münchener Kammerspiele, le Thalia de Hambourg, le Théâtre de la Ville de Paris, la Ruhrtriennale, le NT Gent, le festival d’Aix... tous présentent leurs spectacles au Rond-Point Schuman, voire, souvent, les coproduisent avec les Théâtres de la Ville. Grâce à une politique de coproductions ciblée, la Ville de Luxembourg devient un partenaire important, un facilitateur de spectacles de plus en plus difficiles à monter en temps d’austérité budgétaire. Pour le public luxembourgeois – qui est un public de plus en plus international – c’est tout bénéfice. Et ce public apprécie l’offre : le théâtre atteint un taux de remplissage de 90 pour cent.
Impossible d’énumérer exhaustivement ici les grands moments de théâtre de la dernière décennie : quatre heures improbables de Shakespeare en polonais surtitré en anglais monté par Krzysztof Warlikowski peut-être, le théâtre désillusionné de Christoph Marthaler, la poésie de Sasha Waltz, le théâtre politique de Johan Simons, l’envoûtement synesthésique des créations de Heiner Goebbels, la conscience de participer à l’histoire du théâtre en train de s’écrire avec Dimiter Gotscheff (qui vient de mourir l’année dernière) ou Peter Brook... La programmation du Grand Théâtre est toujours contemporaine et nous apprend des choses sur notre manière d’être au monde, à le comprendre, avec des textes intelligents et souvent politiques. Sans jamais oublier l’esthétique ou le ludique, la poésie et la légèreté. Les opéras, qu’ils soient baroques ou contemporains, et la danse contemporaine venue de la terre entière, ne sont guère convenus ou banals.
Mais l’esprit du Grand Théâtre est aussi, sous Frank Feitler, une générosité de l’accueil aussi bien des artistes – et les créatifs luxembourgeois qui ont pu y monter un spectacle dans des conditions autrement plus professionnelles que ce qu’ils connurent avant au Luxembourg peuvent en attester – que du public. Ici, on vient pour voir et non pour être vu. Cet accueil aussi généreux dans son apparence que rigoureux dans sa réalisation, Frank Feitler a su le transmettre à toute l’équipe, du personnel d’accueil aux équipes techniques – et pour cela, son incontournable assistante Gaby Stehres, décédée l’année dernière, fut une aide aussi discrète qu’efficace. Lorsque, après la présentation de la nouvelle saison ou après la première d’un spectacle, pour lesquels des dizaines de personnes ont travaillé d’arrache-pied durant des semaines et se sont donnés sans compter pour la réussite d’une pièce, tout le monde se retrouve dans le petit bar du théâtre pour manger une soupe et boire un verre – c’est une part du ciel.