Pour une heure plus belle fonctionne comme un rouleau compresseur. Avec une action très lente au début. Sur le plateau des Capucins, Myriam Muller, la metteuse en scène, a décidé de poser cinq personnages dans trois univers différents, tout simplement. Et sur fond marqué par une variation de gris – un écho au thème central qui est de toute évidence, la solitude. Cette solitude qui articule les bribes biographiques dans cette adaptation libre autour de trois textes importants, Avis aux Intéressés, Un Verre de Crépuscule et Kaddish, de l’Australien, Daniel Keene – un auteur d’un théâtre qui se veut interrogateur plus qu’instructeur. Le titre choisi est un extrait de Un Verre de Crépuscule : « Il se voit tellement plus petit qu’il s’imaginait et tout ce qu’il avait rêvé tellement inaccessible. Dans un lieu quelconque, un lieu plus beau, une heure plus belle. » Et cela coupe le souffle, en toute douleur.
Cette écriture puissante et simple à la fois, accentue nos meurtrissures, nos brisures, nos angoisses et en même temps tout ce que nous rêvons encore de toucher, de réanimer, de vivre. Nous réconforter ou bien nous perdre. Daniel Keene dit que le théâtre est ce lieu défini et ce moment donné, unique, où des gens se rassemblent et font des choses qu’une seule fois. Il s’agit d’un idéal éphémère, qui finalement rejoint ce qui de l’ordre du quotidien, puisque l’éphémère marque chacun des gestes, des pensées du cours d’une vie. Les personnages, remarquablement interprétés par des acteurs qui se sont rendus disponibles et où aucune caractéristique (ni physique, ni de statut) ne compte plus, permettent de ressentir la douleur de nos réalités à tous – ce que semble vouloir faire éprouver l’auteur avant toute chose. Un théâtre qui transperce parce qu’il parle de nous, évidemment, directement et sans détour. C’est comme la rue, les gens, on ne connaît pas leurs épreuves, on s’ignore l’un, l’autre, cependant les histoires sont impressionnantes. Dans le théâtre de Keene, on peut puiser exactement les mêmes effets – une expérience plus que des leçons ou des pensées définies, que ceux présents dans l’univers du cinéaste danois Roy Andersson. Dans son Chansons du deuxième étage, les hommes et les femmes ne se définissent que par les gestes de solitude implacable pourtant inscrite dans les déroulements d’une communauté, de co-vies, oserait-on dire.
La proposition en juxtaposition des trois histoires qui évoquent toutes ce qu’on pourrait associer en moindre mesure à la Tragedia endogonidia (tragédie pré-existante et sans fin en référence au cycle théâtral de Romeo Castellucci) a parfaitement été calculée en trois mouvements par Myriam Muller et selon le souhait de l’auteur, dans une certaine lenteur, qui permet l’ennui plaisant, celui de pouvoir s’identifier aux personnages, de prendre le temps de se faire son propre film. Et soudain, le temps s’échappe, nous échappe et du haut la scène, cinq hommes douloureusement mastiqués par leurs vies respectives (en définitive si proche des nôtres) nous plaquent littéralement contre les sièges. L’environnement, là aussi, il fallait le construire et ça été fait sous la direction scénographique de Jeanny Kratochwil dans un ensemble clair et concis – scène subdivisée en trois petits plateaux séparés par des sortes d’abreuvoirs (où coule la sève du cours de la vie ?). Là se déroulent, à tour de rôle et ensuite par juxtapositions de plus en plus accélérées : un, Avis aux intéressés, le drame du couple père/fils, Léo et Max, interprétés par Louis Bonnet et Denis Jousselin, deux, Kaddish, la solitude extrême d’un homme face à la perte définitive de l’autre, interprétée par Marc Mehan et trois, Un Verre de Crépuscule, qui raconte un couple gay (par besoin réciproque), joué par Olivier Foubert et Francesco Mormino. Tous jouent à même niveau et rendent de ce fait une autre caractéristique du théâtre de Keene possible : aucune existence ne semble plus importante que les autres. On se demande seulement à quel moment les cinq existences vont se rejoindre en une histoire unique, universelle - on s’y attend. Pour une heure plus belle est le meilleur travail de mise en scène de Myriam Muller, qu’on préfère d’ailleurs dans ce rôle.