« Regardez ces poignées de porte, cette fresque de Foni Tissen… tout ici est resté ‘dans son jus’, c’est génial ! » s’enthousiasme Nathalie Jacoby, architecte d’intérieur et muséographe, en montrant les photos. Nous sommes dans les bureaux de sa société Njoy à Belair, dont les murs sont décorés de plans et d’affiches d’information sur le Musée national de la Résistance. Finalement, le fait que la commune d’Esch-sur-Alzette, propriétaire du bâtiment majestueux de la Brillplaz, en face du Théâtre municipal, n’ait jamais eu les moyens de le rénover est une chance. Il pourra être gardé tel quel et restauré avec respect. C’est un des axes forts du concept muséographique de Nathalie Jacoby pour la rénovation, celui qui lui a probablement valu de remporter le concours lancé par la commune d’Esch. Elle traite l’immeuble conçu par Nicolas Schmit-Noesen and Laurent Schmit et inauguré en 1956 tel qu’il fut pensé il y a soixante ans : comme un monument en soi. « Il a une certaine majesté, il y a une ambiance unique ici », affirme-t-elle.
Adapté une première fois en 1984, le musée a urgemment besoin d’une restauration, voire d’une réorientation. Si l’isolation, le chauffage ou la sécurité sont à peu près bricolés, c’est surtout le concept muséologique qui devra être repensé de fond en comble, de cela, personne ne doute. « Nous ne pouvons presque rien garder de ce qui a été fait il y a trente ans, juge ainsi le directeur Frank Schroeder. Tous les textes sont dépassés. À l’époque, on ne pensait pas assez au contexte international. Or, ce qui s’est passé au Luxembourg durant la guerre était forcément très connecté avec ce qui se passait à l’étranger… »
L’architecte Jim Clemes sait de quoi il parle : cela fait bien une vingtaine d’années qu’il travaille sur ce dossier. Il avait été contacté à l’époque par l’architecte de la Ville d’Esch Jean Goedert, avec la mission d’y « faire quelque chose ». Mais le projet a traîné en longueur, une grande exposition préparatoire prévue il y a huit ans à Dudelange afin de présenter les nouvelles réflexions autour de l’histoire de la Deuxième Guerre mondiale a même été annulée au dernier moment. C’est que politiquement, cette histoire reste très controversée. Aussi longtemps que les derniers survivants tentent de fixer leurs visions respectives quant aux rôles des uns et des autres, résistants, maquisards, déportés, victimes de l’épuration, enrôlés de force ou collaborateurs, ces oppositions semblent insurmontables, une approche rationnelle et dépassionnée des faits impossible. …’t wor alles net esou einfach était déjà le titre de l’exposition du Musée d’histoire de la Ville de Luxembourg sur le sujet, en 2002.
Or, ce ne furent pas que les frictions entre les différentes communautés de témoins ou de leurs descendants qui freinèrent le projet de rénovation (voir d’Land 20/14), mais aussi les désaccords, ou disons la mésentente entre la Ville d’Esch-la-rouge et les différents ministères de la Culture CSV qui firent que les négociations sporadiques pour trouver notamment un accord sur le financement du projet durent toujours et encore être reportées. Or, Esch, propriétaire des bâtiments, voulait une aide financière de l’État pour la rénovation de ce musée élevé au rang de « national » par Robert Krieps en 1984 – il n’y a pas de raison de ne pas en recevoir. Chaque ministre de la Culture négocia avec la commune, constatant l’impossibilité d’un consensus au bout de quelques réunions. Depuis 2008 toutefois, l’État participe aux frais de fonctionnement du musée en payant d’abord le salaire d’un professeur détaché à la direction (Frank Schroeder), puis en plus d’un historien-chercheur, Georges Büchler. Actuellement, le MNR emploie quatre personnes pour trois postes et demi.
Peut-être que ce fut alors la disponibilité de l’Œuvre nationale de secours Grande-Duchesse Charlotte de cofinancer de projet, la promesse du gouvernement Bettel/Schneider/Braz de « prendr[e] sa responsabilité envers le Musée national de la Résistance » comme il l’annonce dans son accord de coalition de 2013, ou la volonté de la ministre de la Culture de l’époque, Maggy Nagel (DP), de faire avancer ce dossier (« c’est Maggy Nagel qui a débloqué les choses », de cela Frank Schroeder est certain). En tout cas, en 2013, les trois parties, Ville, État et Œuvre trouvent un accord sur le financement : La Ville, propriétaire du bâtiment central, plus d’un immeuble nouvellement acquis, au 136 rue de l’Alzette et qui pourra être ajouté au musée, verse ses immeubles, dont la valeur est estimée à trois millions d’euros, plus 1,5 million en liquide. L’État verse l’équivalent, soit 4,5 millions d’euros. Le conseil de gouvernement a définitivement adopté cet investissement lors de sa réunion du 22 mars de cette année, la Ville d’Esch le 10 mars. Et l’Œuvre apporte, elle, 2,5 millions d’euros. En tout, les travaux de rénovation et d’agrandissement coûteront 8,6 millions d’euros.
Après cet accord de principe fut donc lancé un concours restreint de muséographes, qui avaient entière liberté pour concevoir un nouveau parcours, y compris des modifications dans le structure du bâtiment. Nathalie Jacoby pourtant ne voulait rien savoir d’une transformation du bâtiment. Car ses colonnades, sa cour intérieure dans laquelle ont lieu les cérémonies de souvenir pour les victimes de la guerre, son architecture très marquée par son époque sont autant d’éléments qui constituent justement son identité. Au lieu de détruire, elle veut même rétablir certains éléments, comme ces écrans à claustra qui flanquèrent le bâtiment central et le relièrent aux deux ailes latérales. C’est là, du côté gauche, qu’elle installera l’entrée.
Puis le visiteur arrivera dans le grand hall central, actuellement souvent encombré de cimaises et vitrines, car il s’agit du seul grand espace d’exposition disponible. Nathalie Jacoby veut en garder le volume, le désencombrer, y installer des bancs et permettre au visiteur d’entrer dans le sujet qui l’attend dans le musée. Il le fera à travers des citations projetées sur les murs et des témoignages audio, puis pourra s’approcher vers des niches comportant des objets originaux et ouvrant chacun vers une histoire personnelle liée à la guerre. « Nous allons opter pour une approche clairement subjective et non chronologique, explique-t-elle, une juxtaposition de destins, de coupables et de victimes, et de toutes les complexités entre les deux. » Les Biographies luxembourgeoises complexes que publie l’historien Henri Wehenkel dans le Land et qui énoncent les choix difficiles, les nuances et les sorts tragiques de Luxembourgeois durant la guerre furent une inspiration pour cette approche de la scénographe. « En entrant dans cette salle principale, explique Nathalie Jacoby, chacun pourra se demander ‘qu’aurais-je fait dans cette situation ?’ » Sachant que chaque acte, chaque décision avait des conséquences irrémédiables, non seulement sur sa propre vie, mais aussi sur celle de ses proches.
À partir de là, son concept – élaboré en collaboration avec un comité scientifique1 mis en place par le musée – rejoint le concept architectural de Jim Clemes. Lui construira la nouvelle aile, qui sera installée rue de l’Alzette, à l’endroit où se trouve encore une maison unifamiliale. Sans grande valeur architecturale, elle sera détruite et remplacée par un nouveau bâtiment avec une très forte identité : sa façade oblique sera constituée de plusieurs blocs en béton posés l’un sur l’autre, de manière à ce qu’il s’y ouvre une fente géométrique zigzaguant de haut en bas. Cette ouverture symbolisera la violence des multiples ruptures qui traversèrent la société durant et dans l’immédiat après-guerre. Des ruptures, de cela Jim Clemes est certain, qui déchirèrent chaque famille, chaque communauté. En voyant les projections de cette façade à l’identité puissante, on pense forcément au Jüdisches Museum de Daniel Libeskind à Berlin. (D’ailleurs, le sort de la communauté juive durant la Deuxième Guerre mondiale au Luxembourg ne fera plus l’objet d’un chapitre individuel, mais sera intégré dans chacune des étapes).
Le nouveau bâtiment sera celui de l’entrée des groupes de visiteurs, notamment des scolaires, qui pourront y laisser leurs affaires et être introduits au sujet par leurs guides. Puis ce nouveau bâtiment abritera, aux deuxième, troisième et quatrième étages, l’administration – le concept prévoit aussi l’embauche de cinq personnes supplémentaires –, et la technique au sous-sol. Au rez-de-chaussée et au premier étage, il rejoindra le musée central, et ouvrira de nouvelles possibilités d’expositions, notamment permanente. Si, actuellement, le musée dispose de 265 mètres carrés en tout, il passera à 540 mètres carrés de surface pour l’exposition permanente, plus 110 mètres carrés pour les expositions temporaires, si chères au directeur Frank Schroeder, qui cherche toujours à relier l’histoire aux thèmes d’actualité.
Après la salle centrale et ses sorts individuels, le visiteur passera donc aux étages et dans le nouveau bâtiment, où seront expliqués les faits, l’organisation nazie et ses pratiques ou encore les camps de concentration au travers d’objets de la collection – une collection qui s’agrandit sans cesse grâce aux dons de descendants. Une des pièces centrales sera une baraque du camp de concentration de Hinzert, qu’un Luxembourgeois avait récupérée après un appel des responsables du site et dont l’histoire du rapatriement est une épopée rocambolesque en elle-même. L’équipe du comité scientifique sera responsable de la conception des différents chapitres de l’exposition. Le parcours se terminera avec une ouverture sur aujourd’hui, notamment la question des droits de l’homme.
Les travaux de démolition de l’ancienne maison rue de l’Alzette puis de construction du nouveau pourront commencer d’ici début 2018. Durant cette période, le MNR prendra quartier dans son bâtiment voisin, libéré par la Justice de paix. Les travaux, dont la Ville d’Esch est le maître d’ouvrage, dureront prévisiblement deux ans. Durant ce temps sera mis en place la structure juridique du futur exploitant du musée professionnalisé : ce sera une Fondation composée de représentants de la Ville, de l’État, de l’Œuvre, du Comité pour la mémoire et de deux représentants de la société civile. Les statuts sont actuellement au ministère de la Justice afin d’obtenir le statut d’utilité publique. Le financement du fonctionnement du musée sera alors assuré paritairement à hauteur de 225 000 euros chacun par la Ville et par l’État. Cette fois semble être la bonne, le projet est lancé.