Interdit d’accès au petit bureau sans autorisation préalable. Il y fait sombre et lourd, les émanations thermiques des écrans et ordinateurs plombent l’atmosphère. Trois personnes y sont présentes durant la journée – elles sont une douzaine à se relayer toutes les deux heures. Leur mission est de surveiller les trois zones de sécurité soumises à la vidéosurveillance de la police (Visupol) : le Glacis et ses alentours au Limpertsberg, le centre Aldringen au centre et le quartier de la gare centrale. 74 caméras au total. Pendant les matchs de football de moyenne envergure, les caméras du stade Josy Barthel à la route d’Arlon sont activées elles aussi.
Apparemment, les autorités sont satisfaites des résultats, c’est pourquoi le ministre de l’Intérieur et de la Police, Jean-Marie Halsdorf (CSV) a pris la décision de prolonger Visupol d’un an par règlement ministériel, en vigueur depuis ce mercredi, 10 novembre. Lundi, il en a informé les députés de la commission parlementaire. « Le directeur général de la police, le procureur d’État et le comité de prévention communal de Luxembourg ont émis un avis favorable, précise Jean-Marie Halsdorf au Land, nous avons constaté que le système Visupol fonctionne dans le respect des conditions légales et ce qui me réjouit, c’est qu’aucune plainte n’a été déposée en matière de protection des données contre la vidéosurveillance. C’est un élément important qui montre que ce moyen a été utilisé selon les règles de l’art. »
Rien n’a donc changé, il n’y a pas eu d’extension du territoire surveillé, ni de limitation. « Le dispositif à Luxembourg est minimaliste et restrictif, assure encore le ministre, la proportionnalité des moyens par rapport au but recherché est entièrement respectée. » Une réponse aux critiques qui lui sont adressées notamment par le parti Piratepartei qui lui reproche d’agir au petit bonheur, sur seule base de son intuition, faute de données quantifiables. La semaine dernière, l’association luxembourgeoise de criminologie avait aussi fait état des défauts inhérents aux relevés statistiques et du danger des mauvaises interprétations qui peuvent en découler.
Ce qui frappe dans cette discussion, c’est que le même argument est avancé aussi bien par les défenseurs du système que par ses détracteurs – le manque de fiabilité des maigres statistiques disponibles peut aussi bien prouver l’efficacité du système que son contraire. Somme toutes, les chiffres restent stables – même par rapport au taux des infractions qui ont eu lieu dans ces zones avant l’installation des caméras en 2007. Un signe que le dispositif ne prend pas, que personne ne se montre impressionné par l’œil de lynx et son bras armé ? « Ce n’est pas du tout une raison pour dire que Visupol ne vaut rien, souligne le porte-parole de la police, Vic Reuter, l’action d’un seul policier peut changer les statistiques du tout au tout. Prenons les actions contre la drogue par exemple. Les cas augmentent dès que le mot d’ordre est donné au niveau de la police d’intervenir davantage contre le trafic de drogue. Il y aura donc plus d’affaires de drogues enregistrées, ce qui ne veut pas dire qu’il y en a eu réellement davantage. Le taux de criminalité dans ce domaine-là est guidé par les activités de la police. »
Qui voudrait bien arbitrer le débat ? L’Université du Luxembourg a été contactée pour faire une évaluation digne de ce nom. Mais ses responsables ont décliné l’offre, faute de personnel disponible pour ce genre d’expertise. Le ministre souhaite maintenant charger l’institut allemand Max Planck de ce dossier sensible et ajoute que « cela va nous coûter une jolie somme ».
Retour dans les locaux de Visupol au commissariat de la rue Glesener. La plus grande partie de l’attention des visionneurs va vers le fourmillement devant la gare centrale. Le zoom n’arrive pas à déchiffrer les messages envoyés par les portables, mais il est clair que les visages sont facilement reconnaissables. C’est pourquoi, parallèlement, un écran d’ordinateur fait passer en boucle les visages des jeunes déclarés comme disparus à la police. La plupart d’entre eux se sont échappés des centres socio-éducatifs de Dreiborn et de Schrassig.
« Le système de vidéosurveillance dont nous disposons est absolument basique, explique Kristin Schmit, directrice régionale adjointe de la police Luxembourg, c’est pour nous un instrument de travail supplémentaire, une importante source de données pour nos enquêtes. Nous constatons une recrudescence de la violence, des querelles surtout sous influence d’alcool ou de drogues. » Depuis novembre 2007, sur 506 affaires de retraçage, 177 auteurs ont été identifiés avec leur nom, soit 38 pour cent des cas. Pour 163 infractions traitées (35 pour cent), la police dispose d’une image de l’auteur et 166 retraçages ont été négatifs – soit les auteurs n’étaient pas dans le champ de la caméra au moment des faits, soit ils n’ont pas été identifiables. La durée de conservation est fixée à soixante jours au maximum, les images peuvent être gardées plus longtemps lorsqu’une enquête est en cours. Ce qui est clairement une success story pour la police est considéré comme une atteinte aux libertés individuelles disproportionnée par les opposants à la vidéosurveillance.
Comment interpréter le fait que la délinquance n’a pas augmenté dans les zones d’éviction, dans les alentours des zones filmées ? Le seul effet notable a été un déplacement des infractions liées à la toxicomanie dans le quartier de la gare vers les installations du Tox-in, route de Thionville. La population avoisinante a d’ailleurs une tout autre vue de la situation. Notamment à la Gare, où la présence de toxicomanes et de SDF autour de l’école de la rue du Commerce heurte les sensibilités. « Cela ne signifie pas forcément un déplacement de la délinquance, précise Kristin Schmit. C’est le même phénomène qu’à la Kinnekswiss, où de jeunes adultes se rencontrent pour boire de l’alcool ou pour fumer la chicha et ‘oublient’ de jeter leurs ordures dans les poubelles. C’est vrai qu’ils peuvent déranger les passants, mais tant qu’ils ne font rien d’illégal, la police n’a pas à intervenir. » Il est vrai que la présence physique d’agents de police sur le terrain a un effet bien plus dissuasif que les caméras. Cependant, là aussi il faut garder le juste équilibre pour éviter l’État policier. La Ville a donc fait des efforts pour augmenter la luminosité dans les alentours de la Kinnekswiss, des haies ont été taillées. Et ça a l’air de marcher.
Selon les représentants de la police, la vidéosurveillance au Luxembourg est une version soft des installations existant ailleurs en Europe – à les entendre, ça pourrait donc être bien pire. Il n’y a pas de micros, les caméras ne peuvent enregistrer les discussions des passants, les systèmes informatiques ne reconnaissent pas les faciès, ni les plaques d’immatriculation. Les conducteurs fautifs ne risquent pas encore d’amende à cause des caméras. « Tout dépend des volontés politiques et du budget mis à disposition, ajoute Kristin Schmit, lorsque les caméras ont été installées, ces suppléments n’ont pas été une option. Mais techniquement, tout est possible. » Les décisions politiques sont souvent guidées par l’opinion publique, c’est un fait. Dans ce cas-ci, il s’agit du fameux « sentiment d’insécurité subjectif ». Car objectivement, certaines mesures ne se justifient pas. Un bel exemple en est la galerie souterraine du centre Aldringen où « rien ne se passe vraiment, comme l’admet Kristin Schmit, nous y avons juste repris le système existant ».
Maintenant, personne ne peut prédire ce qui arriverait si les caméras étaient éteintes ou démontées. Et c’est justement cet argument-là qui rend impossible un retour en arrière. D’où l’importance d’une analyse indépendante de la situation réelle – avant le montage de tels équipements, sans se laisser guider par des sentiments irrationnels de groupes de la population.
« Je peux toujours dormir tranquillement sur mes deux oreilles », souligne le ministre de la Police, tout en assurant encore une fois que tout se passe « selon les règles de l’art ». Cepen-dant, jusqu’à nouvel ordre, le système Visupol ne sera pas étendu aux villes de Esch/Alzette et Ettelbruck, où l’envie n’y est plus.