Charmes discrets L’aménagement du boulevard Royal dans les années 1870 visait à repeupler de VIP et de HNWI le roc aride qu’était la ville après le démantèlement de sa forteresse. La politique urbanistique était donc également une politique économique censée « attirer des investisseurs qui n’étaient plus obligés de résider sur leurs lieux de production industrielle, mais pour lesquels il était économiquement plus avantageux d’être proches des décideurs nationaux, des premières maisons de banque, des liaisons ferroviaires avec l’étranger », comme l’écrivait l’historien Robert Léon Philippart dans le catalogue d’une exposition au Cercle Cité en 2014. Chemins courts, multinationalisation et financiarisation – le boulevard Royal de la fin du XIXe siècle apparait comme une préfiguration urbanistique de ce qui allait devenir le business model luxembourgeois.
Sur les friches militaires devait naître un quartier résidentiel et d’affaires, « un parc immobilier moderne, vaste, aéré et hygiénique, relié à la canalisation d’eau », comme l’écrit Philippart. Dans les années 1960, les industriels, notaires, banquiers, hommes d’État, qui avaient choisi le boulevard Royal pour sa proximité au parc, aux détentes des bains publics et aux distractions du théâtre, quittèrent le centre-ville en direction de Bridel, Mamer ou d’autres localités du Speckgürtel. Les villas avaient été conçues pour des familles bourgeoises élargies avec leur appareil de bonnes et de cuisiniers. Or le lifestyle bourgeois avait changé. Au plus tard en 1976, lorsque les banques proposent des montants inouïs à la vente aux enchères de la villa Wilhelmy, le dernier a compris que le marché a basculé. Le jeu a changé d’échelle et les prix sont devenus ceux d’une grande métropole. Les vieilles familles de notables ne résistèrent pas longtemps. Un hêtre pourpre, qui s’érigeait devant la villa Wilhelmy, fut abattu sans états d’âme à l’aube d’un samedi matin de décembre 1976. L’arbre était classé, mais peu importait ; les autorités fermèrent les yeux.
Les villas le long des boulevards Royal, Joseph II et Emmanuel Servais furent investies par les banques privées qui « s’appropriaient ainsi une histoire », dit l’intellectuel et publiciste Hans Fellner. « C’était bien sûr un peu fake, selon le modèle des banques privées suisses. À leurs clients, les banques signalaient ainsi tradition, enracinement, exclusivité, fiabilité, tranquillité. » Pour renforcer cette fiction de la permanence, les banques se mirent à acheter en masse des gravures de la vieille ville et des plans de la forteresse qu’elles accrochaient dans leurs halls de réception. « Pratiquement, les villas étaient mal adaptées ; mais, symboliquement, elles l’étaient, estime l’architecte Christian Bauer. En plus, le Luxembourg a peu de bâtiments d’État qui ont de la gueule, comme le bâtiment de la Poste. »
Dans la décennie 1970, le collier de villas sera brisé. « Qu’on démolisse une série intacte de villas et, avec elle, une identité visuelle, cela ne serait plus arrivé dans une autre ville européenne », estime Fellner. Les responsables politiques et les chefs d’administration laissèrent faire. Pire, le pouvoir public encouragea activement la « modernisation » du boulevard Royal. Le « plan Vago » de 1967 en avait fixé la hauteur maximale à 25 mètres. Afin d’« agrémenter la silhouette de la ville », le conseil communal autorisait en octobre 1970 des dépassements qui pouvaient atteindre jusqu’à 49,10 mètres de hauteur. C’était ce blanc seing qui allait permettre la construction d’immeubles-tours en plein centre ville. Lorsque, en 1987, le conseil communal revint sur sa décision et ramena la hauteur maximale à 25 mètres, il était trop tard ; le mal était fait.
Oh, c’est haut ! En 1976, la KBL inaugure son nouveau siège au coin de la Grand-Rue et du boulevard Royal : une tour de 49,10 mètres. Elle avait été dessinée par Laurent Schmit (1924-2002) qui avait également conçu le nouvel Athénée dans les prés de Merl et l’église sur les hauteurs du Belair. Après les années 1930, marquées par le style Bauhaus – dont témoignent les grands magasins comme Hertz-Grünstein (aujourd’hui Fielmann), À la Bourse (Desigual) et Sternberg (Villeroy & Boch) –, les années 1960-1980 marquaient le temps du modernisme dans sa version brutale : des cubes volumineux.
« C’était une architecture moderniste, mais ce n’était pas une bonne architecture moderniste », estime Christian Bauer. Pour faire de la place pour sa construction en acier, la KBL fit démolir le Grand Hôtel Brasseur, un hôtel de luxe qui avait accueilli des hôtes d’État et qui avait lui-même été construit à partir de décombres des ouvrages militaires. Dès mai 1971, la commission consultative en matière des bâtisses avait fait part de ses doutes : elle fit monter des ballons gonflés d’hélium à une hauteur de 49,10 mètres et demanda que la tour « reste en harmonie avec la silhouette de la ville » et « se raccorde d’une façon esthétiquement valable à des constructions admissibles. »
Dans les brochures de promotion touristique et économique des années 1980-1990, la tour de la KBL illuminée la nuit ne devait pas manquer. Selon Robert Philippart, « ces nouvelles échelles furent ressenties comme embellissements. Les constructions célébraient le béton brut, les revêtements de marbre, l’aluminium. » La tour de la KBL signifiait capital(e) et modernité, tout comme la Philharmonie symbolise capital et culture. C’était également la célébration d’une croissance économique, dont le moteur, avec la crise sidérurgique, s’était déplacé du Sud vers la capitale.
En 1961, la villa Gillard (à l’angle boulevard Royal/Côte d’Eich), qui avait servi de résidence au directeur de la Bil, fut démolie. En 1964, la banque y fit construire un guichet bancaire « drive-in ». Cette « auto-Banque » devait permettre aux clients d’effectuer leurs opérations bancaires sans avoir à sortir de leur voiture. La Banque générale du Luxembourg (BGL) avait son siège place Aldringen depuis 1923 dans un immeuble classiciste. En 1969, elle inaugura un nouveau building avec un fronton en aluminium, puis commença à ronger à travers le pavé d’immeubles jusqu’à rejoindre le boulevard Royal. En 2001, Pierre Vago, alors âgé de 90 ans, revint au Luxembourg. Le vieillard ne mâcha pas ses mots. Face au Woxx, il dit avoir vu l’arrivée des banques au Luxembourg « comme un gros danger » : « Parce que les banques cherchent des solutions centrales. Elles ont beaucoup d’argent et du pouvoir de pression sur la politique. La réalité est que quand une banque dit, moi je veux me mettre ici, la municipalité dit : ‘amène’. » Or, pour recevoir les gros clients HNWI, les grandes banques ont presque toutes gardé une maison de maître ; valet, cuisinier et ambiance feutrée inclus. La BCEE a sa villa Clivio, la Bil son Belair House, la KBL et la Banque de Luxembourg leurs dépendances dans des villas à quelques pas de leur siège.
La faute à Retter La période moderniste restera attachée au nom de Paul Retter (1928-1980). Rentré au pays en 1953, après un passage par l’École supérieure d’architecture de Paris, le jeune Retter construit des bungalows pour une clientèle privée. Or, rapidement, il comprend que les grandes résidences en copropriété sont l’avenir. Il en réalisera une trentaine, quasiment toutes situées au centre de la Ville. (À l’intérieur, ces grandes résidences sont étonnamment spacieuses et intelligemment proportionnées, en comparaison du moins avec les résidences des promoteurs des années 1990-2010.) En 1969, Retter fonde la « Société des grandes réalisations immobilières à Luxembourg » dans laquelle siégeaient les politiciens CSV Jean Dupong (un ancien ministre de la Justice) et Nic Mosar (surnommé « Tricki-Nicki », il fut un temps échevin de l’urbanisme de la Ville de Luxembourg). En 1975, Retter construira ce qui reste l’immeuble le plus malfamé et grotesquement moderniste de la Ville de Luxembourg : le Forum Royal. Il fallut détruire neuf immeubles pour faire place pour ce Léviathan haut de quatorze étages. Que ce vestige de la modernité (peu adapté à héberger une infrastructure informatique contemporaine) ait été préservé sur un boulevard où la durée de vie d’un bâtiment est en moyenne très courte s’explique par les quelque 200 propriétaires qui se le partagent.
En 1976, le Land décrit Retter comme « batifoleur numéro un de la capitale » et comme « génial spécialiste ès-cages à lapins ». Rapidement, le nom Retter devient synonyme d’affairisme. En 1980 la société immobilière de Retter fait faillite ; la banque avait tiré le tapis sous les pieds du promoteur gravement malade et accusant un découvert qui approchait le milliard de francs luxembourgeois. Dans un article au vitriol, le Land présentera le destin de Retter comme un exemple du « degré de pourrissement qui s’est emparé de notre corps social » et des « imbrications malsaines entre hommes politiques, instituts bancaires et spéculation immobilière » dans « le type de ‘république des copains et des coquins’ qui s’est implanté chez nous ». Le cas Retter préfigure l’affaire Livange/Wickrange un quart de siècle plus tard.
Il y a peu d’architectes qui ont marqué la ville comme Retter. Pour le meilleur comme pour le pire, il est le Vauban moderne. Or que faire de son encombrant héritage ? En 1981, une année après la mort du promoteur-architecte, Léon Krier (un enthousiaste apologète de l’œuvre architecturale d’Albert Speer et coresponsable de la Cité judiciaire) lui dédiera un portrait peu flatteur : « Paul Retter (traduction : Paul le Sauveur) est probablement celui qui a contribué le plus énergiquement à la dégradation de l’image de l’architecte et de l’architecture au Luxembourg. Le défilé cynique des images ‘Avant-Après’ des luxueuses brochures de l’agence de Retter fait état sans ambiguïté de l’esprit de notre époque et de ceux qui le portent. Pouvoirs publics, banques, bourgeoisie ont sympathisé avec ce dynamique ennemi de l’architecture qui traita avec une brutalité incroyable cette ville dont la beauté avait attendri le cœur même des féroces occupants nazis. »
En 1986, dans Luxembourg – La capitale et ses architectes, Pierre Gilbert dédie une notice biographique équivoque au confrère Retter : « Par sa ténacité et ses connaissances approfondies de la construction, il est arrivé en quelques années à un point culminant, – peut-être le rêve de beaucoup d’architectes ! Dans le rythme de son travail énorme, Paul Retter n’a pas su reconnaître à temps les faiblesses qu’apportent une telle activité à supporter par un seul homme. » Et de terminer sur une note conciliante : « Malgré la multitude de ses constructions, Paul Retter a su démontrer qu’il était architecte en premier lieu ».
Robert Léon Philippart évoque « l’effet Retter ». Retter resterait comme celui qui a pensé dans « de nouvelles dimensions, de nouveaux volumes et de nouvelles hauteurs, avec un fort instinct pour le développement rapide. » Philippart rappelle que Retter « voulait créer des logements en ville : sur le boulevard Prince Henri et même dans le Forum Royal, qui était également conçu comme projet de logement ». Alain Linster, le cofondateur du Lëtzebuerger Architektur Musée et encyclopédie vivante de l’histoire d’architecture luxembourgeoise, tente une timide réhabilitation de l’œuvre de Retter dont certains bâtiments, notamment sur le boulevard Grande-Duchesse Charlotte, s’intégreraient « onheemlech sober » dans le tissu urbain. Pour Bauer, les bâtiments Retter ont « bousillé la ville ». Or, ajoute-t-il, « ce ne fut pas la faute à Retter, mais à l’environnement général ». L’épopée Retter ne peut que s’écrire comme l’histoire d’un échec collectif des administrations publiques, des responsables politiques et de la société civile. Ironiquement, 1975 avait été proclamée « Année européenne du patrimoine architectural » par le Conseil de l’Europe. Au Luxembourg, la revue historique Hémecht publia des dizaines d’articles sur le Fëschmaart, les châteaux-forts et autres vestiges moyenâgeux à sauvegarder. Mais les villas du boulevard Royal, vieilles de 70 ans, intéressaient peu.
Postmodernisme « J’ai eu une période postmoderne, je ne la nie pas. Mais c’était une réaction à un mauvais modernisme, un retour à certains éléments du canon classique », dit Christian Bauer. D’un style moderniste froid et anonyme à un style postmoderniste surchargé et confus, l’architecture passera d’un cul de sac à un autre. En 1981, Christian Bauer dessine le siège de l’Indosuez (aujourd’hui Crédit Agricole), allée Scheffer. Dans Banques et architecture (paru en 2000), la critique d’architecture Ina Hellweg-Nottrot évoquait « la façade impressionnante en pierre ‘juparana’ du Brésil et le portail d’entrée chargé de symboles et conforme à une conception classique » qui correspondraient aux attentes d’une banque « soucieuse de se doter d’un ‘visage expressif’ ».
Hans Fellner y voit plutôt le reflet de « l’ordre colossal que l’on retrouve jusqu’à aujourd’hui au Luxembourg : On y voit des arcs en plein cintre et des colonnes qui s’ajoutent aux façades, parfois sur plusieurs étages. Le slogan de l’époque promettait ‘un avenir pour notre passé’. Une reprise de formes historiques de l’Antiquité supposées signifier pouvoir et importance. Mais il s’est avéré que la réactivation du langage des signes n’était pas durable, parce que, sans contexte contemporain, ces mêmes signes étaient vides de sens ; ils n’étaient plus lisibles » Pour Fellner, le postmodernisme était « morbide dès ses débuts ».
Pour Christian Bauer, sa première banque « n’est pas vraiment postmoderne » : « Les gens ne voient pas derrière la façade. Or c’est la première façade double-peau construite au Luxembourg, très efficiente énergétiquement. » Bauer regrette que les éléments urbains comme les petits magasins, maisons d’ouvriers, pizzerias et le Biergarten Nikloseck aient été rasés pour faire place aux grands blocs anonymes de Caceis, de KPMG et de la BCEE. C’est oublier qu’il en était un précurseur : en 1983, l’écrasante Indosuez jouxtait un petit bistrot dans une vieille maison de trois étages.
Spolia Certaines banques, intégraient des spolia des anciennes maisons détruites : la Republic National Bank of New York intégra une statue de la madone. La China Construction Bank, au numéro 1, boulevard Royal, surplombe la vallée du Pfaffenthal. Le projet retenu par la Ville de Luxembourg, propriétaire du terrain, récupérait le fronton de l’ancienne villa et le plaçait devant un banal bloc de verre. Mais, lors des travaux, le fronton s’écroule. Qu’à cela ne tienne : La tourelle est reconstruite, repeinte en blanc et coiffée d’un toit en verre, conférant à l’ensemble une touche de Disneyland au pays de Vauban. Pour ses architectes Bohdan Paczowski et Paul Fritsch, la tour porte « les traces de la maison de coin » et rappelle « les maisons démolies, tel un monument à la mémoire du soldat inconnu ».
En 2008, la banque suédoise Invik s’installe sur les décombres de l’ancienne brasserie-dancing Pôle Nord, à l’angle avenue Marie-Thérèse/boulevard Royal. Face à Paperjam, le CEO d’Invik se targue de « prendre pied dans un bâtiment phare de la ville », « un lieu chargé d’histoire » : « C’est un peu la Belle au bois dormant qui se réveille…» Bel euphémisme. Car le bâtiment, qui, à la fin des années 1980, avait été inscrit à « l’inventaire supplémentaire » des bâtiments à préserver, avait pourri debout durant des années, jusqu’à ce que le ministère le biffe de l’inventaire et la Ville de Luxembourg accorde l’autorisation de démolition.
Pour les besoins de leur client scandinave, les architectes firent une lecture littérale du nom de l’ancienne brasserie. « The name ‘Pôle Nord’ (North Pole) says it all, écrit le bureau d’architecte Dagli sur son site. The façade reminds of breaking-out ice blocks and the interior with its cutting edges reflects a bizarre ice world. » Pour Hans Fellner, ceci témoigne de « cynisme » : « On détruit quelque chose qui a une valeur émotionnelle et, en plus, on s’en attache l’aura ». Aujourd’hui, alors qu’Invik a été renommée et a déménagé vers Capellen, l’immeuble est occupé par la Banque industrielle et commerciale de Chine. La référence polaire en est devenue d’autant plus absurde.
Architekturpark Kirchberg Le deuxième boost immobilier du Kirchberg commença par un coup de frayeur : Lorsque la Deutsche Bank signe une option pour l’immeuble Neuberg, les responsables politiques comprennent instinctivement que cela ne présage rien de bon. Dans une interview avec Ina Hellweg-Nottrot pour Kirchberg 1961-2001, l’ancien Premier ministre Jacques Santer (CSV) se rappelle sa crainte que « si on laissait faire, la Grand-Rue compterait bientôt une collection de banques comme le boulevard Royal ». Lors d’une rencontre au Rotary Club, Fernand Pesch, alors président du Fonds d’urbanisation et d’aménagement du plateau de Kirchberg (FUAK), convainc Ekkehard Storck, le premier CEO de la Deutsche Bank Luxembourg, de construire au Kirchberg. Ce qui finit par convaincre le banquier allemand à s’improviser pionnier et à s’établir dans la brousse en face du revendeur de voitures Euromotor était l’adresse : « 1, boulevard Konrad Adenauer ». Car avant de chercher un bâtiment, les banques cherchent une adresse.
Le siège pimpant de la Deutsche Bank (avec ses huit mini-coupoles, il ressemble à un village touareg) inauguré en 1991 changea durablement le paysage. Il montrait le chemin aux autres banques et déclencha une migration de masse vers le Kirchberg. (Jacques Santer avait évoqué « l’esprit de rigueur » des banques : « C’est-à-dire, là où l’une s’installe, les autres suivent ».) En faisant appel à Gottfried Böhm, lauréat du prix Pritzker (l’équivalent du Nobel en architecture), la Deutsche Bank relégua les architectes locaux au rang d’« exécutants » (tout en les intégrant dans les réseaux internationaux). Le FUAK exige que des concours soient organisés et, pour épater la concurrence, il fallait se faire dessiner un plan par une star internationale. Enfin, le bâtiment de la Deutsche Bank marqua le triomphe de l’architecture spectaculaire. « Vu de l’intérieur, c’est le bâtiment le plus conséquemment impressionnant, dit Christian Bauer. C’est un palais. Et il a quelque chose que n’a aucun autre bâtiment. »
La Deutsche Bank a construit une cathédrale à elle-même, à la finance et à l’évasion fiscale. En 2014, Herbert Scheidt, ancien haut responsable de la Deutsche Bank, se souvenait dans Die Zeit de « ces halls d’entrée gigantesques des banques européennes à Luxembourg » : « Il y avait tellement de chaises que j’ai demandé une fois : ‘On est un cinéma ici ?’ – ‘Non, m’a-t-on répondu, demain c’est le jour des coupons’. » Et, en effet, le lendemain, les chaises étaient occupées par des dentistes, ingénieurs, bouchers et commerçants venus encaisser les intérêts de leurs obligations et les dividendes de leurs actions. Interrogé par Laurent Moyse pour son livre Les artisans de l’industrie financière, Ekkehard Storck avouait son désarroi initial face au tourisme fiscal : « C’était un peu désagréable, je le dis ouvertement. Nous n’en avions pas l’habitude. Notre bureau était sans arrêt encombré par des personnes venant d’Allemagne, dont beaucoup voulaient encaisser leur coupon sans frais. » Comment se sentaient les évadés fiscaux, munis de leur pactole, perdus dans la brousse du Kirchberg ?
Sous un dôme en verre dans l’espace réception, la Deutsche Bank fit ériger une statue de bronze, haute de neuf mètres et pesant cinquante tonnes. La compétition entre banques fit les choux gras des artistes et galeries, y inclus locaux. Après avoir acheté en gros des cartes du Grand-Duché et des gravures de la forteresse pour leurs villas, les banquiers rivalisaient désormais dans la recherche de grands tableaux et de statues contemporains pour décorer leurs immenses temples. Michel Majerus orna la Hypovereinsbank, Lucien Wercollier la Bil, Patricia Lippert l’UBS. « Mais depuis la crise, estime Fellner, l’art joue un rôle moins important. Même si les banques gardent d’impressionnantes collections d’art contemporain, celles-ci, avec le passage du temps, deviennent de moins en moins contemporaines. »
En 1995, la BGL emménagea dans un immeuble long de 153 mètres au bout de l’avenue Kennedy. Sur cinq hectares de terrain, encadré par un jardin inspiré du baroque allemand avec ses plans d’eau et ses allées couvertes, la banque est construite en forme de « x », une cinquième façade symbole, dixit son architecte Pierre Bohler, « du transfert, de la croisée de chemins ». En interne, le bâtiment fut simplement rebaptisé « le crapaud ».
Pour Hans Fellner les grands immeubles de banques « sont des solitaires » : « Ils s’additionnent, se situent en concurrence, chacun tentant de s’imposer ». Mais Fellner a fait sa paix avec la foule de bâtiments imposants : « L’unité ne naît que peu à peu, grâce à la diversité. Il faut visiter le Kirchberg comme on visite un parc d’architecture ». Dans une interview parue en 2015 dans le Land, l’urbaniste Isabelle Van Driessche, qui avait commencé sa carrière au FUAK, expliquait que le problème avait été que la plupart des banques, « voyant leur terrain jouxté d’un échangeur d’autoroute, des halles de la Fil et plus loin d’un quartier résidentiel, avaient du mal à croire à un futur ‘centre’ urbain et souhaitaient se positionner chacune au milieu de sa parcelle afin d’éviter tout contact entre bâtiments, un peu à la manière d’un gros lotissement pavillonnaire. » Comme dans une cité classe-moyenne, toutes les banques voulaient se différencier ; et toutes finirent par se ressembler.
S’il faut situer un point de rupture, c’est probablement en 1994 avec l’ouverture du nouveau siège de la Banque de Luxembourg sur le boulevard Royal. Celui-ci avait été conçu par l’architecte américain Bernardo Fort-Brescia. L’immeuble figure dans le « Circuit architectural » du Luxembourg City Tourist Office et il est rare de rencontrer quelqu’un qui le trouve laid. En fait, la direction de la banque avait changé d’architecte au dernier moment, alors que le projet initial avait déjà été approuvé et les travaux de terrassement avaient débuté. Pour le marketing de la banque ce fut une aubaine. L’immeuble lui permit de se distinguer, d’apparaître comme plus raffinée, plus sélect que ses concurrents. Pour Christian Bauer, il s’agit d’un des premiers signes d’une « vraie modernité, d’une modernité adaptée avec des volumes plus petits, l’utilisation de pierres ». L’immeuble avec ses formes cubiques et sa proue en verre est un adieu à l’imagerie de la forteresse, mais également aux palais de verre pseudo-transparents. « La plupart du temps, l’architecture en verre n’est pas une architecture, mais une architecture qui reflète son vis-à-vis, estime Hans Fellner. Chez la Banque de Luxembourg, on voit non seulement du dedans vers le dehors, mais également de l’extérieur à l’intérieur. »
Ces dernières années, les grands statements architecturaux ont été donnés par les Big Four et cabinets d’avocats internationaux qui ont inauguré leurs nouveaux sièges en toute pompe. Or, ces prochains mois deux projets viendront réaffirmer la puissance bancaire. Le voyageur arrivant du Findel accédera à la ville en passant devant la tour de seize étages de BGL BNP Paribas. Une entrée sur le Plateau du Kirchberg qui rappelle celle sur le plateau Bourbon marquée par le building néo-Renaissance et exubérant de la Spuerkeess (inauguré en 1913). Le nouveau bâtiment de l’ING accueillera le voyageur qui débarque à la Gare : « Orange Bricks » a avalé un tiers de la rue Joseph Junck, dernier pré carré du Lumpenproletariat dans une ville qui se veut clean.