Panta rhei Le bureau du XXIe siècle sera déterritorialisé et mobile, paperless et clean. Chaque matin, quelque 6 000 employés des Big Four partent à la recherche de leur bureau quotidien. Le soir, ils rangent leurs affaires dans un carton qu’ils enferment dans un casier. Le lendemain, leur bureau ne portera aucune trace de leur passage et pourra être occupé par le prochain. La politique du « clean desk » condamne l’employé à une liberté de nomade. Chez KPMG, les associés ont droit à un trolley, et on les aperçoit, comme des stewards ou des stewardesses, déambuler dans les couloirs poussant un petit caddy plastifié. Le fait qu’il y ait moins de bureaux que d’employés (pour que le moins de places possibles soient inoccupées) peut conférer à cette quête matinale un air de chaises musicales. Georges Bock, managing partner de KPMG, évoque un « crowdsourcing de l’espace » : « on utilise ce dont on a besoin, comme pour le streaming de musique. » Des équipes éphémères se forment au rythme de projets changeants. Personne n’a une place assurée, rien n’est fixe, tout change, il faut constamment s’adapter, rester flexible.
Dans les bureaux dépersonnalisés et dématérialisés d’EY et de KPMG, on tombe par moments sur les vestiges de l’antiquité analogue : une perforeuse, un flacon de Tippex, des post-it. Un associé, qui a trouvé un bureau de libre au premier étage, concède qu’il préférait toujours travailler entouré d’un désordre créatif. En tant que juriste, le « paperless office » l’arrangerait peu et il lui arriverait de devoir réimprimer à plusieurs reprises les mêmes documents qu’il ne peut archiver : « Cela a pris trois mois jusqu’à ce que j’arrête de fulminer. » Puis de pointer vers son petit trolley blanc qui déborde : « C’est le seul endroit où je peux encore faire régner mon bazar. » Le managing partner d’EY Alain Kinsch évoque une vingtaine d’employés qui, en moyenne, laisseraient traîner leurs affaires. Les femmes de ménage enlèvent tout ce qu’elles trouvent dans les bureaux et l’employé est prié d’aller récupérer ses affaires le lendemain au sous-sol. Avant le déménagement, il a fallu faire le tri des ustensiles, souvenirs et dossiers. « J’avais plus de 400 classeurs personnels, dit Alain Kinsch. J’ai expliqué à mon assistante que, lorsqu’on déménagera, je n’allais emporter qu’un seul classeur. Il était temps de procéder radicalement. Des mois entiers, quarante à cinquante personnes n’ont rien fait d’autre que de scanner nos documents. »
Brouhaha Ces derniers douze mois, sur l’avenue John F. Kennedy, trois grandes firmes ont inauguré leur nouveau siège : KPMG (au 39), suivi par Arendt & Medernach (41 A) et EY (35 E). Passé la porte, les QG d’EY, KPMG et de PWC – qui avait inauguré le sien (baptisé Crystal Park) fin 2014 sur le Ban de Gasperich (d’Land du 5 décembre 2014) – se ressemblent. Construites autour d’un atrium haut de plusieurs dizaines de mètres, ils donnent l’impression d’une ruche géante. Derrière les vitrines (signe de « transparence »), on voit des centaines d’employés devant leurs écrans. Les bâtiments sont ouverts 24 heures sur 24, sept jours sur sept. S’y dessine le futur de la nation des employés.
Tous chuchotent. Dans les bureaux open space, il existe une tension constante entre introspection et interaction, entre concentration et communication. Lorsque, chez KPMG, nous discutons avec deux employés, un troisième, penché en avant, le téléphone vissé à une oreille, le doigt bouchant l’autre, nous prie de nous éloigner. EY a sorti un guide avec des règles de bon comportement. Alain Kinsch évoque une « autorégulation » : « Si quelqu’un ne se comporte pas comme il faut, ses collègues le lui feront savoir. » L’acoustique a été un des soucis majeurs et a déterminé le choix des matériaux. Quelques centaines de mètres plus loin, le cabinet d’affaires Arendt et Medernach se targue d’avoir réduit la réverbération à une demi-seconde, « un niveau de qualité habituellement atteint dans les cabines de traduction. » Au milieu des open spaces, les firmes ont fait planter des cabines téléphoniques insonorisées pour passer les coups de fil confidentiels. Comme elles sont de taille réduite, on y voit des employés tourner, comme la panthère de Rilke, sur quelques mètres carrés. En outre, des dizaines d’îlots permettant de se retirer ont été aménagés : de petites salles de conférence, des alcôves et des espaces repos.
Non-lieux Dans Leben im Büro, l’historien Christoph Bartmann note que le bureau est « makrosoziologisch ein Nicht-Ort, und (…) zugleich im Kleinen und Kleinsten ein Erinnerungsort meiner Existenz als Büroangestellter. » Or, à parcourir les bureaux de l’avenue Kennedy, on est frappé par l’absence radicale de traces personnelles. Chez KPMG et EY, on ne trouve ni posters, ni photos de famille, ni autres signes affectifs qui, jadis, personnalisaient les quatre murs du bureau ou les trois parois du cubicle. Chez KPMG, sur une armoire, sont déposées trois trophées honorant les exploits sportifs du market risk team. La dépersonnalisation du lieu de travail serait effectivement « problématique », concède le change manager d’ING Frederic Evrard. Il conseille de laisser des panneaux dans les espaces repos à disposition des employés. Dans le coin café, les employés pourraient par exemple coller « les photos du week-end de team-building ». À la place de touches personnelles, on mise sur la corporate identity. Les employés de KPMG avaient le choix entre une salle sport et une salle sieste : ils ont retenu à grande majorité la première alternative. Dans la cafétéria au cinquième étage, en face de la machine à café, un écran montre des vidéos des années 1980, sur lesquels on voit des coachs fitness en leggings fluo. Il s’agit d’inciter les employés de KPMG à s’inscrire à la salle de musculation dans la cave. Une autre annonce (« invigorating in relaxation » ; « freedom in routine ») invite à des cours de yoga.
Le psychanalyste Thierry Simonelli entretient un cabinet en bordure du plateau du Kirchberg. Le « bureau du futur » ne lui inspire pas confiance : « Les récits des personnes qui ont travaillé dans ces contextes m’ont souvent évoqué – une association personnelle – les techniques de dépersonnalisation pratiquées dans les ordres religieux ou dans les sectes, dans l’armée ou dans les prisons. C’est le retour subtil du pouvoir disciplinaire masqué. » Thierry Simonelli analyse le bureau du futur sous l’angle des rapports de pouvoir : « Si personne ne prend de racines, si personne ne s’identifie à une équipe, à un endroit, ou même à ‘son’ ordinateur – il n’en faut pas beaucoup pour permettre une identification – chacun est confronté au pouvoir de manière radicalement individuelle, c’est-à-dire dans une position de faiblesse structurelle. Et donc, pour la plupart des personnes avec lesquelles j’ai travaillé, dans une position de submissivité officiellement réinterprétée en ‘compétence sociale’. » (Il est en effet frappant que les syndicats n’ont jamais réussi à s’implanter dans les Big Four, alors qu’ils y sont arrivés dans les banques.)
Égalitarisme spatial Les Big Four ont partiellement aboli un des principaux marqueurs visuels de l’hiérarchie en milieu d’employés : le bureau privé. Cet élan égalitaire, les firmes d’audit l’ont poussé plus ou moins loin. Chez PWC, les 135 associés gardent leur bureau, les directeurs étant regroupés par deux. KPMG a laissé aux associés un bureau, mais celui-ci ne leur est plus réservé. Ils sont donc soumis au même régime du clean desk que leurs employés et doivent partir tous les matins à la recherche d’un bureau libre. Georges Bock concède que « c’était un sujet majeur » entre associés : « Mais nous ne pouvions dire : ‘C’est bien pour vous, mais pas pour nous’. »
C’est EY qui est allé le plus loin. Matthias Sauerbruch, l’architecte berlinois de l’immeuble, dit n’avoir jamais vu une telle « Zielstrebigkeit » dans l’implémentation de l’open office. Alain Kinsch se rappelle bien le jour où il a eu droit à son premier bureau et à sa secrétaire : « Cela était lié à une certaine reconnaissance externe. » Mais, ajoute-t-il, « ce symbole de statut visible a aujourd’hui disparu. Il n’y a plus aucun bureau privatif dans tout le bâtiment, sur ce point, on a été vraiment radical ». Les associés d’EY ont-t-ils connu leur nuit du 4 août ? Alain Kinsch a aboli les bureaux privés des associés ; y inclus le sien, assure-t-il. Il a implémenté « de A à Z » le concept du groupe mondial baptisé « workplace of the future ». (EY est la Big Four la plus étroitement intégrée dans le réseau international). Il ne s’est pas fait que des amis : « Les associés doivent… s’y habituer, disons-le comme ça. But they are getting there », expliquait-il ce mercredi à la presse. Quelques heures plus tard, lors de l’inauguration officielle, l’audience, composée du who’s who de la place financière et du DP, éclata de rire lorsque le managing partner dit : « We all love it! I mean the people, not the partners. »
Dans les années soixante, les signes distinctifs avaient fini par ressurgir dans les open spaces : « Very small status symbols began to reappear in office land-scapes », écrit Nikil Saval dans Cubed, une histoire sociale des bureaux parue en 2014. « Upper-level managers were given more space and better partitioning than junior people; a supervisor might have the benefit of two potted plants shrouding his desk, whereas secretaries had none at all. » Chaque associé de EY dispose de sa table qui lui est réservée, or elle se trouve en plein milieu de l’espace ouvert. Son bureau se démarque à peine de celui du junior de première année, si ce n’est par deux petites chaises supplémentaires et une armoire en forme de « L ». À la manière du système solaire, les collaborateurs gravitent en orbite autour de l’associé, ou, pour reprendre l’expression d’Alain Kinsch, ils forment un « neighbourhood ». Les chefs n’ont toutefois pas renoncé à deux de leurs anciens privilèges : un secrétaire et une place de parking au sous-sol.
Desk-changing-party Restera à voir si cette expérience sociale réussira. Au milieu des années 1990, la très huppée agence de communication Chiat/Day (qui avait produit la publicité iconoclaste pour le premier Macintosh sur le thème de 1984) était la première firme à tenter l’expérience du bureau mobile et sans papier. « Within a year the experiment was going awry, résume Nikil Saval. Anything that could have gone wrong went wrong. People arrived and had no idea where to go, so they left. If they stayed, they found there was nowhere to sit; there were too many people. Not allowed to leave anything out on the collective tables – especially not paper – they stuffed unfinished work in their lockers. The lockers turned out to be too small. People used their car trunks instead. (…) Managers couldn’t find their staff. No work was getting done. It was a disaster. » Alain Kinsch assure qu’EY Luxembourg n’est pas un « guinea pig » et que le concept qu’il implémente localement a déjà fait ses preuves dans une quinzaine de pays du réseau. Toujours est-il que de la Bürolandschaft au cubicle, en passant par l’action office, les modes changent et les visions d’aujourd’hui sont souvent les aberrations de demain.
Chez KPMG, après une année, de petites routines ont repris le dessus. Ainsi, les employés s’arrangent pour occuper les mêmes places. Certaines équipes épinglent des mini-posters avec le symbole « parking interdit » sur leurs postes, tentant ainsi de marquer leur territoire. D’autres ont conçu un système de rotation et déménagent une fois par mois, pour que tous puissent profiter des places au soleil, célébrant l’occasion par une « desk-changing-party ».
Les Big Four sont l’avant-garde de la mondialisation. Plus exposées aux tendances internationales, c’est logiquement chez elles que le bureau du futur a fait sa percée au Luxembourg. Mais, dans les années à venir, le bureau mobile et sans papier pourrait s’étendre à l’ensemble du secteur des services. En construction en face de la Gare, Orange Bricks, le nouveau siège de la banque néerlandaise ING, ne changera pas seulement la vie dans le quartier le plus malfamé de la Ville, mais devrait également bousculer les habitudes et comportements des banquiers. En 2017, les bureaux déterritorialisés seront introduits chez ING, une exception sera néanmoins faite pour le directeur et ses deux secrétaires qui continueront à jouir du privilège d’un bureau cellulaire.
Kitsch et mythes Chez Arendt, qui aime exhiber son capital culturel, les salles de réunion ont été baptisées d’après des musées ; Uffizi, Tate, Quai Branly. Ceux de EY s’appellent « Veianen », « Wolz » ou « Esch ». La façade d’EY comporte des éléments en rouge et bleu, en hommage, comme n’a de cesse de le rappeler Alain Kinsch, au rout-wäiss-blo national. Une structure multinationale affiche ainsi ostensiblement son patriotisme et son ancrage local. Au cinquième étage, réservé aux clients, on se retrouve face à un portrait du Grand-Duc, signé par l’inévitable Jacques Schneider (Kritzel), artiste attitré de la place financière et du nation branding (d’Land du 11 décembre 2015). Il a reçu une commande de trente tableaux de la part d’EY pour décorer les salles de réunion et présenter les charmes discrets du Grand-Duché, au-delà de la fiscalité. Le « Stilexperte » (dixit Journal) et esthète des années dorées Pierre Dillenburg décore l’EY Club, un « salon » pour réseauter avec les clients. Quant au bâtiment de KPMG, avec sa structure en fer oxydé dessiné par Valentiny, il évoque l’attachement sentimental à l’industrie sidérurgique que « l’industrie financière » n’a jamais réussi à recréer.
Arendt & Medernach a mythologisé sa cage d’escalier. « De grandes décisions y ont été prises par les associés fondateurs », dit Sophie Cuny, la responsable communication. Arendt « encourage » donc ses employés à emprunter les escaliers plutôt que de prendre l’ascenseur afin de « favoriser les rencontres et les échanges ». Cela sonne comme l’écho d’un vieux thème, présent dans la littérature managériale depuis les années 1960 et ressuscité dans les années 1990. « In the dot-com boom, the idea that two workers from different departments or on different rungs of the ladder might run into each other by chance and, through the sheer friction of their sudden meeting, combust into a flaming innovation became sanctified as the key to company culture », écrit Nikil Saval.
Corporate identity Dans un livre paru à l’occasion de son déménagement (édité par Maison moderne), les associés d’Arendt tentent, tant bien que mal, de définir « les valeurs constitutives » de leur cabinet d’affaires. Ils évoquent « l’émulation, l’identité partagée (qui) développeront chez les collaborateurs un sentiment d’appartenance encore plus important. » Or, les faits sont têtus, les grands cabinets d’avocats comme les Big Four connaissent un taux de turn-over impressionnant. (En 2015, EY a ainsi recruté 420 collaborateurs sur un effectif total de 1 150.) Ces firmes carburent grâce à un régiment de « plongeurs » – de jeunes universitaires cherchant à embellir leur CV –, sans cesse renouvelé par l’arrivée de nouvelles recrues. L’écrasante majorité ne tiendra pas plus de quatre ans. Une logique qui n’a pas grand-chose à voir avec la loyauté et l’identification à une culture d’entreprise.
Arendt est le cabinet d’avocats qui ressemble le plus à une Big Four ; tant par sa taille (450 collaborateurs employés pour la plupart comme salariés), que par ses domaines d’activités qui englobent la domiciliation (Arendt Services), une tâche de comptable vue avec méfiance par la corporation des avocats. Or, leur siège se distingue de ceux des Big Four. Les associés disposent de leurs bureaux privés et les employés de leurs bureaux fixes. L’intérieur exulte une ambiance de luxe feutré : noyer américain, collections de photos (moins onéreuses que les tableaux), le tout combiné à un design minimaliste. « La personnalisation du bureau est possible, tout en respectant la sobriété et l’élégance choisies pour la décoration intérieure », explique le vade-mecum distribué aux employés. Alors que Claude Kremer, un des cofondateurs d’Arendt, parle d’un « aboutissement », Jean-Marc Ueberecken, un autre associé responsable de la construction, estime d’ores et déjà que, au rythme de croissance actuel, la firme pourrait être amenée à louer des locaux supplémentaires d’ici trois ans. KPMG, EY et Arendt, qui ont acheté les terrains au Fonds Kirchberg, se sont engagés à occuper les bureaux durant au moins quinze ans.
Que ce soit chez Arendt, EY ou chez KPMG, on retrouve les mêmes mots d’ordre : créer du lien, susciter le partage, favoriser l’interaction, etc. Chez Arendt, on préfère le terme « campus », « pour contraster avec celui d’open space, typique des grands et finalement anonymes espaces de travail à l’américaine », écrit l’étude d’affaires. En présentant le bureau comme campus, Arendt ressert le discours des capitalistes éclairés de la Silicon Valley, même si, pour la plupart, ceux-ci se flattent d’avoir abandonné leurs études universitaires. Par leur population jeune, mais aussi par leurs salles de gym, parcs, terrasses, cantines, tables de babyfoot (PWC), conciergeries (EY et Arendt) ou ostéopathes (KPMG), les QG avenue Kennedy peuvent effectivement évoquer l’autarcie des campus américains, dans lesquels on peut passer des journées entières sans éprouver le besoin physique de sortir. « On veut qu’ils se sentent comme chez eux », est une phrase qui revient fréquemment.
Ubiquités Christoph Bartmann voit dans le bureau du futur « une victoire pyrrhique de la liberté » : « Weil uns das Büro gestattet, Mensch zu sein, hören wir auch in unserer Freizeit nicht auf, im Büro zu sein. » Chez EY et KPMG, chaque employé s’est vu offrir un smartphone dernière génération et un titre de transport gratuit. L’idée est que, grâce aux applications mobiles, les collaborateurs puissent travailler lors des longs allers-retours entre domicile et travail. Cette ubiquité du bureau risque d’effacer les limites entre temps de travail et temps libre qui sont de plus en plus floues. (Pour l’instant, même si le fait d’être toujours joignable pourrait s’apparenter à une astreinte, aucune jurisprudence ne garantit le droit d’éteindre son portable.)
Lorsque les frontaliers arrivent au bureau, ils sont fatigués. Les contrôles aux frontières, suite aux attentats du 13 novembre, ont rappelé la dépendance de l’économie luxembourgeoise à la force de travail frontalière. Certaines Big Four ont réagi en flexibilisant les horaires de travail (pour que leurs employés puissent éviter les bouchons) ou en permettant de travailler à partir de la maison. Mais, en général, on « ne pousserait pas » les salariés au télétravail. Celui-ci présente en effet des inconvénients fiscaux pour les employés et des risques pour les clients. Les acteurs de la place financière ont conscience que certains documents, mieux vaut ne pas les sortir de la juridiction luxembourgeoise. Lorsque, début 2015, le Parquet de Cologne vise la filiale luxembourgeoise de la Commerzbank, il concentre le tir sur les employés habitant du côté allemand de la Moselle. Leurs domiciles seront perquisitionnés.
Kleenex Historiquement, l’Europe était à la traîne par rapport aux États-Unis : en l’absence de buildings énormes, les corridors et petits bureaux privés sont restés longtemps la norme. C’est en Allemagne, pays d’Europe de l’Ouest le plus dévasté par la guerre, qu’apparaîtra à la fin des années 1950 le concept de Bürolandschaft. Des paysages ouverts, flexibles, parsemés d’espaces informels. Comme l’a noté Nikil Saval, « for a flexible office was above all a cheap office. No need for expensive wooden private office partitions let alone any other amenities that might speak of permanence. The office landscape could be rearranged at will, at virtually no expense at all; shrinking the company would make no dent in the planning budget, since you just had to move the desks around. »
Or, il serait faux de résumer la réorganisation des bureaux en open space à une question de réduction des coûts. Pour recréer des liens avec la firme, tailladés par la dépersonnalisation du bureau, EY et KPMG ont beaucoup investi : des dizaines de salles de conférences, d’alcôves et d’espaces de détente. Sans parler du travail sur l’acoustique, des gadgets électroniques et de la sécurité des données. L’open space qui a émergé entre le 39 et le 41 B avenue JFK, ne ressemble pas à l’enfer moderne pavé de cubicles (que Jacques Tati avait pressenti dans Playtime).
Dans la littérature managériale, l’ancienne norme de l’employé, qui, patiemment, grimpe les échelons hiérarchiques, pour enfin obtenir son bureau privé, sa secrétaire et sa place de parking apparaît comme un anachronisme. Au Luxembourg, ce vieux monde a étonnamment bien résisté : 93 pour cent des salariés sont embauchés en CDI et les contrats atypiques restent l’exception. « Toutefois, note la Chambre des salariés, le Grand-Duché semble en phase de rattrapage, si l’on peut dire, par rapport aux autres partenaires européens, dont les marchés de l’emploi sont déjà bien plus ‘flexibilisés’. » Il est tentant de voir dans l’autonomisation et dans le regroupement par projets des employés de l’avenue Kennedy l’expression locale d’une tendance globale. Un mouvement vers un modèle freelance, plus léger et précaire. Ses cartons, l’employé moderne les fait tous les soirs. Il pourra disparaître du jour au lendemain, sans laisser de traces.