Entretien avec Alain Massen de l’Action Solidarité Jeunes de MSF

La masse au service des éblouissements

d'Lëtzebuerger Land vom 25.05.2000

Sans frontières ne veut pas nécessairement dire qu'il faille se déplacer. Médecins sans frontières franchit aussi les tabous et rigidités familiales. Un jeune et pimpant directeur exerce son métier de psychologue au premier étage d'un bel immeuble un peu sombre.

Massen, un nom tout d'un bloc. Il en veut. Il est servi. Il est arrivé à MSF, on lui a dit "banco". C'était en 1996 en collaboration avec Jugend- an Drogenhëllef et le Jongenheem.  "Nous avons besoin de vous!"

Les errances adolescentes, irritations d'avance, de l'horreur au respect, Alain Massen en était encore proche en exhibant son diplôme. Il animera donc un service qui fonctionne entre les écoles, les foyers, les tribunaux, accueille les familles et leur rejeton dépendant d'une substance X ou souffrant d'un mal de vivre général. Des situations qui, si elles sont inquiétantes, ne sont pas encore désespérées. Rencontre :

"Il faut pouvoir constamment savoir se remettre en cause. Toujours se dire : cette situation-là, nous devons la renégocier. Sans frontière." Et il les aime belliqueux, ses jeunes.

d'Land :  Devez-vous connaître toutes les substances qui procurent une ivresse pour les combattre ?

Alain Massen : J'aurais fort à faire, il y a tout un éventail qui évolue et chacun y réagit différemment. Et mon client(e) dira : si vous avez déjà touché à la drogue, vous ne pourrez pas m'aider. D'autres diront : si vous n'avez pas encore essayé, vous ne pourrez pas me comprendre. L'important est de savoir pourquoi on me pose la question. Quel sera mon rapport avec lui ou elle, selon ma réponse.

Alain Massen trouve rafraîchissant d'être confronté à la révolte d'un jeune : Cette rage, je ne vais pas la lui retirer. Mais j'essaierai de lui proposer d'utiliser cette rage, de la canaliser. Nous sommes plusieurs ici, les uns préfèrent les tristes, les autres les sages timorés, moi, j'aime ceux qui boxent. Comme dans ce sport, est-ce le judo, où l'on se sert de la force de l'adversaire pour l'envoyer au tapis. Cet élan me stimule.

Le jeune qui est ivre tous les week-ends, on ne me l'enverra pas nécessairement. Par contre, un pétard engendre plus vite la panique. La demande n'est pas la même. Parfois les institutions telles que les écoles nous invitent pour expliquer ce que nous faisons. La police judiciaire a un coffret avec les substances qui circulent. Parfois nous combinons la démonstration de la police avec nos vues. Ce n'est pas toujours complémentaire, mais deux avis valent mieux qu'un. Le thème de la drogue est traité, s'ils le veulent, par les enseignants au sein de l'école. Morale laïque, allemand, philo, que sais-je. Selon le point de vue, les uns étant plus répressifs que les autres. Une vue nuancée, mais cohérente serait la bienvenue et nous y travaillons. 

Pourquoi avoir choisi ce métier-là, Alain Massen ?

Il faut que je réfléchisse. Voyons voir... j'ai toujours aimé parler, discuter avec mon entourage. Tâcher de résoudre des conflits en se mettant dans la peau des autres.

Pensez-vous que ce soit un don ?

Je ne pense pas. J'ai été élevé dans un climat d'échanges. Confronter et accepter les vues des autres, sans se contenter de disputes. Ma mère surtout m'a donné cette habitude.

Le trop plein d'émotions comment le gérez-vous ?

Chez moi, on pouvait bouder un moment, mais on finissait par en parler. J'ai surtout su écouter. C'est peut- être pour ça...

Quand avez-vous décidé de vous diriger vers la psychologie ?

J'étais en section mathématiques et me voyais économiste, puis j'ai trouvé la matière trop abstraite, trop éloigné de l'humanité. Après mon bac, j'ai quitté brusquement les maths pour une science moins précise. Je me suis inscrit à l'université à Bruxelles. Pendant six ans, j'ai beaucoup aimé y vivre. Les Belges cultivent une autodérision bienfaisante qui a contribuée à ma formation. D'ailleurs en tant que psychologue, l'on utilise aussi sa personnalité, avec mes clients j'aime rire ou provoquer.

La complicité ou la séduction ne vous fragilisent-elles pas ?

Ce n'est pas toujours simple, mais je me rattrape. Entre-temps j'ai appris quand et comment les utiliser. Je tâte si mon interlocuteur préfère que je sois pétrifié ou si je peux être plus direct.

Est-ce que sincèrement, quelqu'un qui est en manque, peut avoir envie d'un indifférent en face de lui ?

Cela arrive, oui. Qu'ils viennent et veulent se débarrasser d'un bagage. Ceux-là, les plaignants, ne voudront d'abord rien changer à leur vie. Et n'attendent donc pas de réaction. Ils se placent dans le rôle de la victime, qui est un rôle très fort. 

Voir Norma, Tosca, Giselle... certes.

Surtout ceux qui utilisent la drogue : c'est la faute à la société qui est mauvaise, ou de la drogue qui est trop forte, ou c'est la faute à pas de chance, comme d'être la victime des relations familiales.

Pendant de longues années, on a entendu que la société était source de tous maux, donc l'individu, de toute façon, n'avait aucune chance. Je ne crois à aucune de ces hypothèses. L'homme a un rôle actif. C'est un mélange et mon travail consiste à redonner une responsabilité. De voir comment définir différemment leur personne. Trouver une voie.

Comment guidez-vous quelqu'un qui vous paraît d'une sensibilité excessive pour le quotidien, mais qui jouit de qualités réceptives exceptionnelles ? De ne pas faire d'une faculté un défaut ?

De faire accepter ces qualités. Souvent l'on se bloque soi-même. Pour de plus ou moins bonnes raisons, au lieu d'étreindre des enthousiasmes. Les substances qui procurent une ivresse délivrent des blocages, mais comment  juger si un dessin est meilleur sous influence que sans ? ! La difficulté de toute façon pour nous, qui travaillons avec des mineurs, c'est qu'ils sont envoyés soit par les parents, soit par un juge ? ils ne débarquent pas de leur plein gré. Ils diront : « je prends de la drogue, et ça me plaît ». Donc nous essaierons d'entrer en contact, sans juger leur conduite. Proposer des modes de gestion qui lui faciliteront la vie, en évitant, par exemple, la drogue. Que la drogue ne soit plus que comme une séance de cinéma, et non pas le centre du monde.

C'est une technique ?

C'est une technique, mais aussi une conviction. On a seulement un problème quand on le perçoit comme tel. Je crois que la réalité est une construction que chacun fait pour soi. Comment aider quelqu'un à ce qu'il choisisse sa vie et la réussisse.

S'il renonce  à la drogue, deviendra-t-il dépendant de vous ?

Idéalement, c'est que le client dise : « je vais mieux, je n'ai plus besoin de vous ». Pour beaucoup d'intervenants  dans ma branche, ce n'est pas le meilleur moment. Parce que l'on s'habitue, voir s'attache aux personnes. Tiens, il ne veut plus de moi ? Ok, s'il veut voler de ses propres ailes, c'était le but, mais c'est quand même une séparation.

*

Alain Massen propose une oreille, un système du type "Ne fermez pas la porte". De résoudre tous les problèmes en moins de temps qu'il ne faut pour le dire. De poser tous les problèmes en moins de temps qu'il ne faut pour les penser : Vaille que vaille, un beau jour, ils tombent d'accord (Système Dd, texte d'Aragon, 1922)

 

 

Anne Schmitt
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