Depuis des mois, les gouvernements européens cherchent à maîtriser la crise d’endettement et assurer un avenir à l’euro, la concrétisation la pus emblématique de l’intégration européenne. En même temps, les difficultés récentes amènent les sceptiques, économistes anglo-saxons en premier lieu, à rappeler que l’euro ne pourra pas fonctionner, on vous l’avait bien dit. Est-ce que ces sceptiques avaient raison – ou est-ce que l’euro, malgré tout, nous a apporté quelque chose sur le plan économique ?
En termes économiques, une première tentative de réponse consiste à examiner les performances économiques des pays qui ont adopté l’euro avant et après son introduction. Le graphique 1 montre la différence entre la croissance moyenne avant et après l’arrivée de l’euro, pour l’ensemble de la zone euro, certains pays euro, certains pays européens qui n’ont pas adopté l’euro, et la moyenne de ces derniers. On constate que les indicateurs d’activité (PIB, production industrielle) de la zone euro sont plutôt un peu à la traîne en comparaison avec le « groupe- témoin », et que les disparités entre les différents pays sont importantes. La monnaie commune n’a certainement pas engendré une convergence des taux de croissance. Remarquons par exemple que l’amélioration la plus importante en termes de croissance a été réalisée par la Grèce. Bien évidemment, de multiples facteurs sont en jeu, et l’arrivée de la monnaie commune n’explique pas à elle seule une grande partie des performances économiques. Le but est seulement de voir si elle pouvait avoir eu une incidence relative mesurable. L’évolution des prix à la consommation par contre a été très semblable (à la baisse) pour les pays euro et le « groupe témoin » (graphique 2).
Toutefois, le résultat le plus intéressant concerne les balances commerciales. Une étude récente menée à cet égard1 montre que si le commerce extérieur de la zone euro est resté assez équilibrée et stable dans l’ensemble, les déséquilibres (les balances « bilatérales ») à l’intérieur de la zone euro se sont amplifiés. Le graphique 3 montre, à partir de 1990, l’aggravation continuelle des déséquilibres commerciaux bilatéraux entre les seuls pays de la zone euro. Ceci signifie que les pays à tendance déficitaire ont vu leurs déficits s’aggraver depuis leur adhésion à l’euro, et vis versa pour les pays à surplus commerciaux (graphique 3).
Ceci est par ailleurs conforme aux prévisions de la théorie économique. Il est clair qu’une monnaie commune ne peut satisfaire les besoins potentiellement divergents de tous les pays adhérents. Un déséquilibre au niveau du commerce extérieur ne peut plus être résorbé par un ajustement des cours de change, c’est-à-dire une dévaluation dans le cas d’un déficit extérieur. La résorption d’un déficit ne peut se faire que grâce à un ajustement interne, c’est-à-dire une baisse des prix des produits exportés – soit via l’augmentation de la productivité, soit via la baisse des coûts, par exemple des salaires. Ce qui est bien sûr politiquement beaucoup plus difficile qu’une dévaluation de la monnaie, qui dans un régime de taux de change flexibles est de toute façon administrée par les marchés des changes. Nous retombons sur le thème bien connu de la compétitivité internationale, qui devient nettement plus contraignante dans un régime de taux de change fixe.
Cette étude confirme également la coexistence de déficits commerciaux et déficits budgétaires : les pays aux déficits commerciaux ont tendance a avoir également des déficits budgétaires plus importants. Ce résultat est important car il est lié à la crise d’endettement. Les pays du Nord sont en général des pays à surplus commercial, alors que les pays du Sud, y inclus la France, sont tendanciellement déficitaires. Si la Grèce veut réduire son endettement, elle ne peut y arriver qu’en passant par une réduction, et idéalement un renversement, de son déficit extérieur. Il est vrai que le discours officiel de nos gouvernements a toujours mis en avant les mérites de l’euro sur le plan politique – l’euro devait soutenir l’intégration politique et assu-rer la stabilité financière en mettant fin aux turbulences monétaires qui nous ont hantés durant les années 1980 et 1990.
En ce qui concerne l’intégration politique, il faut toutefois constater que les débats sur le nouveau pacte de stabilité, le degré de contrôle que « Bru-xelles » doit exercer sur la politique budgétaire, les sanctions, les procédures à adopter en cas d’insolvabilité d’un pays etc. ne semblent pas vraiment améliorer le climat politique entre les pays de l’Union européenne.
En ce qui concerne la stabilité au niveau des cours de change, il faut bien admettre que les turbulences survenues depuis la chute de la Grèce valent bien celles que nous avions connu sur les marchés des changes d’antan.
En résumé, un premier examen rapide des faits ne semble pas mener à la conclusion que l’introduction de l’euro a été évidemment bénéfique au niveau des grands indicateurs macro-économiques. Il semble plutôt qu’il a encore exacerbé les forces et faiblesses des pays impliqués, notamment au niveau du commerce extérieur et des finances publiques. Ce qui est bon pour les uns ne l’est pas pour tout le monde. De même, les effets bénéfiques sur le plan politique sont plutôt mitigés.
Bien sûr, il y beaucoup de forces qui jouent et on ne peut pas dire qu’une contre-performance macro-économique soit directement « la faute » à l’euro. Il faut plutôt penser que les ou au moins certains gouvernements ne se rendaient pas compte de ce que l’abandon d’une politique monétaire et donc d’une monnaie nationale et autonome au profit d’une monnaie commune avait comme implications macro-économiques. Cette fois-ci, personne ne pourra reprocher à la science économique d’avoir échoué, car tels avaient été précisément les résultats des modèles macro-économiques même élémentaires. Mais il est vrai aussi que si certains pays n’avaient pas adopté l’euro, il n’y aurait pas eu de crise d’endettement à l’échelle de celle qui a sévi ce printemps. Dans l’ancien régime, la Grèce, l’Irlande, le Portugal et l’Espagne auraient pu s’en tirer grâce à une dépréciation ou dévaluation de leur monnaie nationale respective – ce qui, il est vrai, du point de vue d’un créancier étranger équivaut à un défaut de paiement partiel.
Les réserves formulées par le monde académique avant et au début de l’union monétaire, et notamment le monde anglo-saxon, ont surtout évoqué la théorie de l’espace économique optimal2: une monnaie unique et donc une politique monétaire unique nécessite la libre circulation des biens, des capitaux et du travail, ainsi que des mécanismes compensatoires tels que des transferts budgétaires. C’est pour cette raison que, mettons, la Californie et le Vermont forment un meilleur espace monétaire que le Portugal et la Finlande. Le grand danger proviendrait des chocs « asymétriques » qui affectent les régions d’un espace monétaire unique de façon différente. Si une région tombe en récession alors que d’autres maintiennent leur croissance, une politique monétaire commune appropriée pour l’ensemble de cet espace n’existe pas. La réplique à ces réflexions a toujours été que la politique budgétaire doit alors prendre le relais. C’est peut être à cela que pensent les ministres et les médias quand ils évoquent la coordination des politiques économiques nationales.
Mais, jusqu’à présent, cette coordination reste un mirage. Qu’est ce qui nous permettrait de penser que ce sera différent à l’avenir ? La logique de cette coordination voudrait qu’en ce moment, les pays les plus en récession appliqueraient une politique budgétaire expansionniste afin d’absorber le choc. Or, il se fait que ce sont en même temps les pays les plus endettés. Sous la pression de leurs créanciers, (un terme moins vague que « les marchés ») ils se voient contraints d’appliquer une politique de rigueur. Une chose est certaine, la sortie de crise n’admet pas de choix facile.
Par ailleurs, la crise de l’euro (plus correctement : la crise d’endettement) n’est pas du tout le résultat d’un choc asymétrique imparable par la politique monétaire commune. Elle a comme origine la quasi-insolvabilité d’un ou de quelques pays en raison d’une politique budgétaire imprudente et d’une mauvaise compréhension des contraintes qu’un abandon de la souveraineté monétaire avait créées. Un risque qui, par ailleurs, avait été parfaitement reconnu par les fondateurs de la monnaie unique lorsqu’ils avaient créé le pacte de stabilité original. Que le Conseil européen des chefs de gouvernement, après l’avoir largement abandonné en 2005, voudrait maintenant faire revivre – le triomphe de l’espoir sur l’expérience, en quelque sorte.