Un individu courbé, débraillé et visiblement contrarié, erre aux abords de la Kulturfabrik. C’est Le Pollu, alias Camille Perrin, le co-fondateur de la Companie Brouniäk. Un clown auguste, ronchon et gouailleur, qui se dirige lentement vers la cour du centre culturel. Au pied du portrait de Thierry Van Werveke, des dizaines de spectateurs de tout âge assis sur des sièges de fortune. Ce personnage odieux et attachant, en costume à rayures délavé et trainant son barda, est l’archétype du « misérable aristocrate », pour reprendre les mots de Fellini, qui évoquait ainsi les clowns qui ont jalonné sa filmographie. La tête vers les étoiles, debout sur son banc en bois, Le Pollu a un secret qu’il ne souhaite pas partager. Il feint d’être gêné par la présence de tous les encombrants qui lui répondent par des rires sincères. Il s’allume une clope au silex, urine dans un sac hermétique (du moins, mime de le faire) qu’il lance vers l’audience. « Léchez-moi la grappe, faut que je m’y miette ». Il s’exprime en jeux de mots, de sorte qu’un adulte passe son temps à expliquer chaque saillie à un enfant. Une situation ironisée par le clown. Il fond en larmes et tombe dans les bras d’une spectatrice qui le console. Puis le temps des adieux est venu, après une pirouette du plus bel effet et un quart d’heure de remplissage dispensable, il enfile une combinaison d’astronaute en carton-pâte et s’envole.
En ce vendredi 6 octobre au soir, on fête le retour du festival Clowns in Progress, manifestation unique en son genre, pépinière de pépites comiques dont le public eschois a été privé l’an dernier. Pour cette treizième édition, l’artiste plasticienne Tracey Sough, alias Tracey Picapica, a envahi les lieux. Partout, comme du lierre sur une veille maison en pierre, des figurines aux nez rouge, peluches et autres bricoles bariolées entassées qui feraient pâlir n’importe quel coulrophobe. À 21 heures, la grande salle accueille plus de monde que prévu. Des chaises supplémentaires sont installées en catastrophe. Changement notable, les spectacles ne sont plus introduits par l’hymne des clowns qui était traditionnellement entonné par Serge Basso de March, ancien directeur des lieux, et Francis Albiero, directeur artistique historique du festival.
On entend des clochettes en cascade et des bêlements assourdissants de derrière les gradins. On s’attend à voir un troupeau de chèvres, mais une seule personne produit tout ce boucan. La mâchoire nous en tombe. Rosie Volt, alias Daphné Clouzeau, mi-clownesse, mi-bergère tyrolienne, arrive en sautillant, nez rouge et sapin sur le dos. On pense à Tingle, petit personnage espiègle issu de la série de jeu vidéo The Legend of Zelda. Elle effectue un numéro de yodel très convaincant puis nous conte son quotidien et notamment sa quête d’amour. Elle jette d’ailleurs son dévolu sur un membre de l’audience, tour à tour souffre-douleur, bourreau puis complice. Le duo d’un soir s’arme d’une pompe à eau et arrose l’auteur de ces lignes, qui en bon professionnel, garde la tête froide. La première partie du spectacle étourdissante est quelque peu fragilisée par des longueurs et par une conclusion des plus prévisibles et qu’on ne révèlera pas ici, sur demande de l’artiste.
Le lendemain, rebelotte, deux spectacles « très fortement déconseillés aux personnes de moins de 18 ans » sont programmés à la suite. Le théâtre de Caniveau d’abord avec En attendant le 3e type. Sur scène, Guy et Juliette Zollkau Roussille interprètent deux frères en tenues militaires faites maison, qui animent une réunion de survivalistes. Très « vieille France », leurs personnages sont racistes, homophobes et se crachent dessus. Comme s’il suffisait d’être dégoutant pour être subversif. On détourne les yeux à certains moments mais on retient deux trois répliques et étonnamment, quelques passages poétiques. Viennent ensuite Laura et Mumu, duo de comédiennes attachantes qui présentent un show hybride, mi-conférence sur l’homosexualité refoulée de tous les hétérosexuels « qui se sentent homme dans la salle », mi-lecture d’une réécriture du Petit Claus et du Grand Claus, conte méconnu d’Anderson. Ici, les deux Claus sont illustrés par des photographies de Klaus célèbres. Kinski, Barbie et Nomi en tête. La lecture est entrecoupée d’extraits de Deux heures moins le quart avant Jésus-Christ, de C’est arrivé près de chez vous et du clip de Macho Men des Village People. Les comédiennes cabotinent un peu, le tout est foutraque mais l’audience passe un bon moment.
Une fois n’est pas coutume, cette édition en dents de scie a toutefois su remplir le cahier des charges d’un festival de spectacle vivant digne de ce nom. Vitrine de tous les débats publics et privés d’hier, d’aujourd’hui et de demain, tous ces personnages, en marge de la société, ont su, à leur modeste échelle, apporter un message politique. C’est vrai pour Le Pollu, qui est un déclassé, un homme à la rue qui ne cherche qu’un refuge dans les étoiles. Cela l’est aussi pour les frères survivalistes, qui sont des laissés pour compte n’ayant pour horizon que le repli communautaire. Et ça l’est encore pour Laura et Mumu qui évoquent les orientations sexuelles refoulées dues aux pressions sociales. Tous ces zigotos ont su tenir leur rôle de clown, celui de grossir les traits des maux de la société et des questionnements existentiels de tout un chacun, pour en rire plutôt qu’en pleurer.