C’est dans le titre : Léa et la théorie des systèmes complexes ne pouvait pas être une simple pièce, ni une pièce simpliste. On nous annonçait une saga familiale épique, check. Un conte écologiste et poétique, check. Du théâtre narratif et documentaire, check. 18 chapitres, le compte est bon. La promesse est donc tenue quant à la description de la pièce, un texte écrit par Ian De Toffoli et adapté et mis en scène par Renelde Pierlot. Quand on a dit cela, on n’a pas encore entrevu l’importance de l’écheveau qui va se dévider sous nos yeux. Deux histoires parallèles se déroulent. Si plus d’un siècle sépare les deux débuts, les parallèles vont finalement se rejoindre. Attachez vos ceintures, c’est parti pour deux heures et quelques à un rythme effréné dans lesquelles nous entraînent les sept comédiens et comédiennes.
Ça démarre à la fin du 19e siècle quand Harry Koch débarque au Texas depuis les Pays-Bas. On comprend d’emblée l’ambition dévorante de celui qui va acheter le journal pour lequel il travaille avant de se développer dans l’industrie ferroviaire puis pétrolière. Au fil des tableaux, le spectateur suit l’irrésistible ascension de la multinationale Koch Industries – surnommée « Kochtopus » pour ses ramifications insoupçonnées –, l’agenda politique très trumpien, libertaire et climatosceptique de ses patrons, les luttes intestines pour garder le contrôle de l’entreprise et les grabuges familiaux qui secouent le richissime clan Koch. Le côté saga familiale fait penser à la série Dallas pour le pétrole (quelques notes du générique sont d’ailleurs jouées), à Succession pour les coups bas entre frères ou à Yellowstone pour les liens avec la politique.
L’autre histoire est celle de Léa, née à Luxembourg au tournant du nouveau millénaire. Elle représente l’archétype de cette génération qui ressent l’urgence de l’action pour faire face à la crise climatique. Elle rejoint les rangs d’un groupe activiste écologiste tout en se heurtant au paradoxe inhérent au système dans lequel elle a grandi. Elle comprend qu’elle doit le confort, la sécurité, l’éducation à la richesse pas très morale de son pays. Cette contradiction va intensifier son désarroi et sa radicalisation militante, potentiellement violente et explosive.
Léa et la théorie des systèmes complexes s’inscrit dans la continuité des pièces politiques et documentées de l’auteur Ian De Toffoli. Il s’appuie sur des faits réels, chiffrés et datés pour les embarquer dans une fiction qui laisse place à une rêverie poétique. Le message est clair : le monde ne cesse de se globaliser et les pratiques douteuses d’hier n’ont pas changé. Elles continuent à étouffer la planète. Les mécanismes économiques complexes s’enchevêtrent et l’issue salvatrice devient de plus en plus difficile à envisager. Y passent aussi les problèmes de l’indépendance des médias, des fake-news, de l’exploitation sociale, de l’évasion fiscale… Le propos est parfois un peu trop appuyé, tendance didactique et donneur de leçon, mais le ton reste enlevé et vivifiant.
La mise en scène endiablée de Renelde Pierlot est pleine de trouvailles assez géniales. On passe de la comédie musicale (le musicien présent sur scène ajoute des virgules et des clins d’œil bien sentis), au slapstick à la Buster Keaton, des effets de manches grandiloquents ou aux petits riens tendres (les dessins projetés de Lena Merhej). On pense tantôt aux Temps Modernes de Chaplin, tantôt aux dystopies des années 1980 comme Brazil ou The Wall. Dans la scénographie de Philippe Ordinaire, tous les éléments du décor prennent des sens divers. Ainsi les tuyaux figurent non seulement les pipelines pétroliers, mais aussi l’enchevêtrement de pensées dans lesquelles Léa se noie ; le rideau métallique devient écran ou téléphone ; le piano se mue en estrade et les barils en cachettes.
Les comédiens passent d’une époque à l’autre avec une incroyable aisance, aidés par quelques astuces de costumes comme ces vestes de jogging très Y2K. Pour la metteuse en scène « Plus qu’un individu, Léa représente un esprit de rebellion qu’il s’agit d’attiser sans se laisser consumer. » Aussi, pour mieux marquer son universalité, le personnage est interprété par à peu près tout le monde : « J’ai préféré en faire une présence en chacun de nous, avec autant de visages qu’il y a de personnes au monde. » Il y a une énergie folle, une expression physique décuplée, un sens du rythme dans cette équipe internationale qui sait passer de la gravité à la malice, de la poésie à la sévérité, du navrant à la chanson.