d’Lëtzebuerger Land : Le photojournalisme est en crise – structurelle, liée à la révolution numérique et à la concurrence des photos prises par les journalistes et les « citoyens », et conjoncturelle, liée à la crise de la presse en général, qui doit faire des coupes budgétaires à tous les postes... La sentez-vous ?
Christophe Olinger : La crise que nous ressentons le plus est la crise structurelle : Les médias ont tendance à avoir de moins en moins recours aux photographes professionnels, comme si notre regard ne comptait plus. Lors de la récente passation des pouvoirs entre l’ancien Premier ministre Jean-Claude Juncker et son successeur Xavier Bettel, nous avons vu des dizaines de téléphones portables se dresser devant nos objectifs : des journalistes qui prenaient vite une photo pour leurs sites internet, pour lesquels il faut en premier lieu être rapide. Alors je me dis que notre travail à nous ne vaut plus rien. Mais bon, la profession n’a jamais eu de réel statut ni de reconnaissance au Luxembourg, donc ce n’est pas vraiment nouveau.
Qu’est-ce qui distingue alors le photojournaliste et son travail du cliché rapide ? Est-ce uniquement l’équipement, la technique ou la formation ?
CO : Le photojournaliste écrit l’histoire avec des images, au même titre que le journaliste le fait avec son texte. Il respecte une déontologie, sélectionne des images qui ont une valeur journalistique et essaie de développer une certaine esthétique...
Patrick Galbats : La plupart des photographes luxembourgeois sont surtout des « reporters », qui rapportent. Alors que le photojournaliste développe aussi sa propre œuvre, son esthétique. Mais, franchement, à part le Land, aucun éditeur ne demande une esthétique propre.
CO : Je crois que c’est ce qui a démotivé beaucoup de nos confrères, qui, parce que leurs médias ne les encourageaient jamais à proposer des images intéressantes, qu’elles ne furent jamais publiées, s’en sont lassés et ne font plus que ce qu’on leur demander. Toujours plus et toujours plus vite.
Chistian Mosar, vous êtes aussi historien de la photographie et connaissez bien le patrimoine photographique luxembourgeois : quelle est la place historique du photojournalisme au grand-duché ? Est-ce qu’il y a d’illustres ancêtres, autres qu’Edward Steichen, dont le pays s’enorgueillit non seulement d’être la patrie, mais aussi d’exposer en permanence deux des expositions majeures qu’il a composées, The Family of Man et The Bitter Years, dans lesquelles on trouve des œuvres de quelques photojournalistes majeures du XXe siècle ?
Christian Mosar : Il n’y a pas de « valeur » du photojournalisme au Luxembourg ! C’est aussi simple que cela. La Photothèque de la Ville de Luxembourg a édité ces monographies avec des photos de gens comme Théo Mey, Edouard Kutter, Tony Krier ou Pol Aschman, qui sont alors devenus un peu plus connus. Mais ces gens-là ont surtout fait un travail personnel, parce qu’ils étaient passionnés. On ne peut pas prétendre que quelqu’un les ait soutenus, même si occasionnellement, leurs photos ont été publiées dans la Revue ou dans A-Z : même ces éditeurs-là ne voulaient pas voir le photographe comme auteur. Regardez par exemple comment Lé Siebenaler a dû travailler : durant toute sa carrière, il a été traité comme le « plombier polonais » du Luxemburger Wort. Et même aujourd’hui, aucun média n’a de rédacteur responsable d’un département photo. D’ailleurs, je n’ai pas connaissance d’un seul exemple d’un photojournaliste qui aurait été envoyé durant une semaine en reportage à l’étranger par sa direction.
PG : Les conditions de travail, qui demandent aux photojournalistes d’être de plus en plus rapides, ne permettent pas d’avoir une réflexion approfondie sur le travail qu’on va faire ? À quelques exceptions près, y a très peu de collègues qui ont leur propre œuvre à côté, qu’ils développent dans le temps.
CO : Un fait explicite bien ce manque d’estime généralisé pour le photojournalisme au Luxembourg : en 2011, le Conseil de presse n’a pas voulu renouveler ma carte de presse parce que je ne diffuse pas tous les jours. J’ai essayé d’argumenter, mais le conseil est resté ferme : pas de carte de presse si on ne gagne pas 51 pour cent de son revenu avec la presse quotidienne. Donc même eux ne respectent en rien la profession, n’ont pas prévu de statut propre.
CM : Je suis photographe depuis 25 ans, et je n’ai jamais eu droit à une carte de presse ! Nous sommes une toute petite minorité, nous, les photographes qui travaillons en tant qu’indépendants, personne ne s’intéresse à nos conditions de travail.
Il y a bien eu une tentative récente de créer une sorte de club, une association pour défendre les droits des photographes. Mais cela n’a pas abouti...
PG : Ah oui, c’était l’APPL, l’Association des photographes de presse Luxembourg. Mais on n’a jamais dépassé le stade des discussions sur qui pouvait devenir membre : seulement les photographes professionnels ou aussi les correspondants ? Puis on a fini par ouvrir très largement nos portes, aussi aux amateurs, et au final, on n’avait plus les mêmes intérêts. Parce que tant que des gens sont prêts à vendre leurs photos à quatorze, voire seulement neuf euros par publication aux grands quotidiens, on n’a pas de moyen de pression.
CM : C’est impossible de travailler à ces tarifs-là : rien que l’équipement est tellement cher qu’on doit travailler durant des mois pour le financer avant de pouvoir rêver entrer dans ses frais, voire gagner un peu d’argent. Et encore, je ne compte ni les heures investies, ni les déplacements. Seule la Revue paye convenablement les reportages et les photos de couverture.
CO : Il y a même des gens qui travaillent gratuitement, qui font des photos parce qu’ils aiment ça et sont fiers de les voir publiées dans un journal. D’ailleurs ils sont souvent même suréquipés, beaucoup mieux que nous, on les voit avec plusieurs dizaines de milliers d’euros autour du cou... Je m’inquiète de constater que même des campagnes publicitaires sont désormais faites par des photographes amateurs, c’est tragique, ils nous volent le beurre de nos épinards ! Et le Service information et presse du gouvernement a diffusé gratuitement des photos du mariage princier de l’année dernière à toute la presse internationale, alors que c’était une des rares occasions où nous aurions pu gagner un peu d’argent en vendant nos photos à des magazines. Or, de l’autre côté, en tant qu’indépendants, nous devons cotiser nous-même, et des sommes conséquentes, dans les assurances sociales – un statut qui est devenu intenable pour les créatifs !
Toutes ces évolutions nous forcent à nous adapter en conséquence, et rapidement. J’ai commencé à faire de la vidéo il y a des années, je crois qu’il y a un avenir pour des auteurs d’images dans le webdocumentaire par exemple, où on peut faire des documentaires très intéressants. Mais le problème est que, si on arrive encore à trouver des diffuseurs de ces contenus sur le web, on n’en trouve pas qui soient en plus prêts à payer. À part peut-être pour Samuel Bollendorff, le pionnier dans ce domaine.
Christophe Olinger : Vous étiez avec l’équipe des fondateurs du Quotidien, en 2001, et avez alors tenté de développer une véritable ligne pour les photos dans le journal, quelque chose de plus frais, de très axé sur l’image inventive. Est-ce que, à vos yeux, ça a réussi ou échoué ? Aujourd’hui, on a l’impression que le journal s’est bannalisé de ce côté-là, pourquoi ?
CO : Marc Gerges, le rédacteur en chef adjoint du Quotidien à l’époque, avait l’idée de créer un véritable « desk photo », avec un responsable, c’était moi, qui, au-delà des plans de travail, gère surtout une ligne éditoriale pour l’image. C’était une vraie carte blanche qu’il nous a lancée : l’image devait être plus que du remplissage des blancs dans les textes, elle devait être ce qui ferait la différence avec les autres journaux luxembourgeois. Alors nous avons équipé les journalistes de petits appareils pour qu’ils puissent prendre une photo rapide de la conférence de presse, afin que nous, les photojournalistes soyons plus disponibles pour nous consacrer aux grands reportages photographique. Au lieu de plusieurs petites photos, nous misions sur une ou deux grandes qui claquent, un peu comme un magazine.
Je crois qu’au début, nous avons vraiment réussi à nous démarquer, à faire quelque chose de nouveau. Mais avec le temps, c’était très lourd à gérer, je devais être présent tous les soirs lors du bouclage pour assurer tout le visuel du journal, y compris le choix des illustrations ou des infographies et pour défendre les photos par rapport aux journalistes, qui voulaient toujours couper dans les photos lorsque leur texte était trop long. À moi de leur dire : et bien, tu coupes ton texte alors, parce que nous, on ne mutile pas nos photos ! Et puis cela s’est dégradé, et l’expérience s’est arrêtée lorsque sont arrivées les restrictions budgétaires.
Au Land, ancienne version, jusqu’au milieu des années 1990, la photographie était marginale : une photo par texte, souvent les mêmes, seules quelques rares photos d’auteurs comme Wolfgang Osterheld... Avec l’arrivée de Martin Linster, en 1997, cela a peu à peu changé, ses photos expressives et originales ont pris de plus en plus de place, ce qui fut encore souligné par la nouvelle maquette de 1999 imaginée par Vidale-Gloesener, dans laquelle la photo prenait carrément la moitié supérieure des pages panoramiques... Vous avez succédé à Martin Linster, Patrick Galbats, avec quelles attentes ? Et pourquoi ?
PG : Je me souviens que c’est vous qui m’avez approché, au CNA je crois, avec la demande si j’étais prêt à travailler pour le Land, c’était en 2010. À l’époque, je n’étais pas un grand lecteur de la presse, mais le Land m’avait marqué, justement par l’importance qu’il accordait à la photo et la grande liberté du photojournaliste, qui pouvait vraiment proposer son propre regard. On a plus de place pour ses photos, parfois même un peu de temps pour un reportage.
CO : Tous les photojournalistes envient Patrick, comme ils enviaient Martin avant : il n’y a pas d’autre journal où le photo est respectée à ce point ! Rien que cette photo de Une, que vous avez depuis le changement de maquette l’année dernière, ou les doubles pages panoramiques occasionnelles à l’intérieur, c’est extraordinaire.
Qu’est-ce qui fait un auteur en photographie ? Comment se démarque-t-il de la banalité ?
PG : Le cadrage, en premier lieu, la structure, et une imperfection contrôlée sur la photo.
CO : Le recul, à mon avis, la recherche d’une autre approche pour sujet, ou d’un autre angle. Je trouve même que le message est plus important que l’esthétique. Et puis, c’est un métier social, il faut savoir approcher les gens, s’intéresser à ceux qu’on photographie, même les politiques : on doit pouvoir rendre leur caractère par une image. Personnellement, je suis d’avis qu’un photographe est aussi un militant, qu’il exprime une opinion par sa photo, qui a alors la même valeur qu’un éditorial.
CM : On doit chercher son point de vue et sentir quand le moment de la photo idéale arrive, cela relève aussi de l’intuition. Durant les six derniers mois, j’étais impressionné par certaines photos de Patrick montrant le vrai visage du CSV et de ses mandataires, parfois avec une seule image d’un éclat de rire ou d’un ministre en nage. Il faut dire que ces photos n’existent vraiment que si le journal a aussi le courage de les publier.
Une dernière question sur la manipulation des photos : peut-on, à votre avis, les retravailler ? Si vous êtes tous allergiques au fait qu’elles soient recadrées lors de la mise en page, vous traitez vous-mêmes vos photos sur ordinateur, quelles sont les limites que vous vous posez ? Quand est-ce que le traitement s’arrête et la manipulation commence ?
CM : Il n’y a pas qu’un seul format pour une photo, je suis radical là-dessus, toute photo est forcément une manipulation de la réalité. Regardez les photos du Land : le réalité n’est pas en noir et blanc, donc il y a déjà une première aliénation. Mais c’est le photographe qui décide le format et la forme de sa photo. On a toujours pu manipuler les images, la seule différence est que cela s’est démocratisé et c’est devenu plus facile aujourd’hui.
CO : Je suis beaucoup plus radical là-dessus : dans le photojournalisme, on n’ajoute rien et on n’enlève rien à l’image originale, pas même un bouton ou des yeux fermés – c’est zéro tolérance ! Le lecteur, celui qui voit une image, doit pouvoir avoir confiance et savoir que ce qu’il voit, c’est une représentation de la réalité.
PG : Bien sûr que je retravaille mes images, mais seulement pour les améliorer, ajuster les contrastes et des choses comme ça. Par contre, je trouve que notre métier devient de plus en plus difficile sous la pression de ceux qui défendent le droit à l’image : il y a souvent des gens qui ne veulent pas être sur une photo, alors qu’ils sont dans l’espace public. Moi qui fais encore des photos de rue rencontre des problèmes avec ça. Encore un élément qui rend le métier de plus en plus difficile et risque de faire disparaître ce genre propre qu’est la photo de rue.