Rencontrer Anne Teresa De Keersmaeker lors de son passage au Luxembourg, où elle a présenté du 20 au 27 novembre derniers, ses premières pièces englobées dans le projet Early Works 1982-1987, c’est parler à une femme consciencieuse qui tend depuis ses débuts avec sa compagnie Rosas vers la construction systématique d’un nouveau langage chorégraphique, qui le questionne en faisant évoluer ses recherches vers des spectacles très structurés, presque mathématiques, dans lesquels elle confère un grand espace à la musique contemporaine, répétitive mais aussi au corps, qu’elle considère comme un véritable instrument multifonctionnel. Une femme fascinante, très concentrée, parle sans prétention, chaleureusement, consciente de son rôle qu’elle joue dans le domaine de la danse contemporaine depuis plus de trente ans et lucide de la difficulté de l’époque actuelle.
Une époque désaxée dans laquelle de nombreux jeunes artistes chorégraphes s’évertuent de créer du mieux qu’ils peuvent des spectacles qui tiennent et qui tournent, mais qui surtout tâchent de faire refléter tout ce qui se passe autour d’eux, en eux, tout en devant prouver à leurs divers donateurs à quel point la création est essentielle et permet une plus-value pour l’identification d’un pays, d’une Europe qui semble l’avoir oubliée, qui perd ses priorités, où le dynamisme créateur des années 1980 devient un vague souvenir.
Anne Teresa De Keersmaeker qui pour ce projet est remontée, magistrale, sur scène, dans Fase (l’une des quatre créations montées il y a trente ans) semble être de ceux qui, de par leur talent et leur persévérance, ont pu offrir une autre dimension, une dimension très personnelle et pourtant accessible de leur art afin de comprendre bien plus que la danse – de comprendre toute une époque. Grâce à Anne Teresa De Keersmaeker et le projet Early Works 1982-1987 au Grand Théâtre de la Ville de Luxembourg, le public a non seulement pu revenir sur les premiers pas de la chorégraphe, mais aussi appréhender une partie de l’histoire de la danse contemporaine européenne.
d’Lëtzebuerger Land : Pourquoi revenez-vous vers vos premières créations chorégraphiques d’il y a trente ans ?
Anne Teresa De Keersmaeker : Parce que ces pièces existent principalement lorsqu’elles sont exécutées, dansées. Aussi bien pour le public, qui aime la danse et qui aime l’histoire de la danse, que pour la compagnie Rosas et pour les interprètes. C’est en fait la raison principale ou l’unique occasion de garder un rapport au passé, au présent et au futur. Toutes ces pièces ont été dansées par des casts féminins importants, comme Fumiyo Ikeda, mais dans lesquelles j’ai moi-même dansé. Ce sont des pièces-clés dans l’histoire du trajet que j’ai parcouru avec la compagnie. Ce sont les pièces du début, où tout le noyau, tant au niveau du vocabulaire chorégraphique, de l’organisation, du matériel, du temps et de l’espace ont été définis.
Ce sont des pièces aussi où j’ai appris à faire des chorégraphies. Comme je sortais de l’école Mudra de Bruxelles (l’école fondée par Maurice Béjart) et de la Tisch School of the Arts de l’Université de New York, donc chronologiquement dans cet ordre-là, (Fase, Rosas danst Rosas, Elena’s Aria et Bartók / Mikrokosmos) sont quelque part des exercices de chorégraphies. C’est peut-être un peu dénigrant de les définir de cette façon, mais ces créations, à l’époque allaient dans ce sens-là. Ce sont des exercices souverains. Il faut avoir une foi dans l’écriture et certaines pièces chorégraphiques, même si elles sont spécifiquement écrites en fonction des interprètes, le but est de définir une écriture propre, bien particulière, donc souveraine. À partir de là, j’ai pu créer tout le reste avec tous les gens qui m’ont accompagnés.
Comment vous sentez-vous comme femme dans le processus de création ? Trouvez-vous important de faire la distinction entre création masculine et création féminine dans un environnement, une époque où d’un point de vue mainstream, on a tendance à effacer les différences entre les genres ?
Quelle belle et difficile question, qu’il faudrait pouvoir préciser et développer. Il y a beaucoup d’aspects dans ce contexte. C’est faux de ne pas faire la différence. C’est peut-être un peu fort de dire que c’est complètement faux, mais je crois que la réponse tourne autour du fait d’être une femme créatrice et de rester dans la durée, parce que c’est cela qui est important. Il n’est pas évident de créer et de s’inscrire pendant une dizaine d’années dans une continuité. Chaque médium artistique, que ce soit la littérature, la musique, les arts visuels ou les arts performants ont chacun leur propre mécanique et leurs propres articulations, qui ont une implication sur le mode de vie, de structure de vie.
Ce qui est spécifique dans le fait d’être une femme créatrice dans la danse, c’est le rapport particulier au corps. Et donc par rapport au temps aussi, comment celui-ci marque le corps. Le corps est une réalité dans le quotidien, on doit faire face aux changements, d’une façon bien particulière en tant que femme. Je crois qu’en tant que femme, on est aussi, éventuellement mère, pas obligatoirement, mais on peut avoir le rôle de mère, ce qui permet un autre acte créateur. Là aussi, la notion de durée est cruciale et bien évidemment cela influe dans la création artistique, dans la danse.
Dans le processus de vos créations, vous aimez le temps, en tant que notion ?
Cela m’intrigue, oui, c’est une source de questionnement depuis le début de l’humanité. De grandes questions, des articulations philosophiques tournent autour du temps. Je crois que quand on danse, on célèbre tout ce qui nous rend humain, on est très près du corps, donc on fait appel à différentes facultés : physiques, métaphysiques, mécaniques, sensorielles, émotionnelles, intellectuelles et sociales, car nos corps sont toujours sociaux, on danse seul, on danse ensemble, des soli, des duos... Mais je pense que la danse est aussi spirituelle, je crois que chaque danse s’inscrit beaucoup plus loin, dans une sorte de danse qu’on pourrait appeler microcosmique et macrocosmique. Il ne s’agit pas que du moment même et du mouvement même, mais de ce qu’il signifie pour soi-même, mais aussi à la vue et au ressenti des autres, du public – de l’histoire. C’est essentiel.
Que ressentez-vous quand vous entendez ça et là parler de coupes budgétaires dans le domaine de la création des arts de la scène ? Notamment une réduction budgétaire de 45 pour cent côté wallon, en Belgique ?
C’est très inquiétant. Il faut dire que du côté flamand que je connais davantage, les temps sont très durs, il est très difficile de créer sereinement. Mais jusqu’ici, on n’était pas encore dans la situation des Pays-Bas qui, lors du gouvernement précédent, avaient fait subir une véritable tabula rasa, créant une situation véritablement dramatique pour la création artistique professionnelle dans son ensemble. Très récemment le gouvernement a changé et rien ne semble vouloir être modifié quant à la politique budgétaire qui continue à mettre à mal la création des arts de la scène. En Italie, ce genre de politique a déjà démarré il y a dix ans. Au fait, c’est le commerce qui prend le dessus, la grande tradition européenne, où l’art – particulièrement la création faisant partie de l’identité européenne dont l’État doit se soucier, n’existe plus.
On semble vouloir appauvrir l’art en général et cela peut prendre des dimensions dramatiques à tous les niveaux, aussi bien pour les gens investis dans le domaine de la création artistique que pour le public – et puis aussi pour la postériorité. Et d’un point de vue philosophique, on s’éloigne de ce qu’on peut qualifier d’exception européenne, de dynamisme européen, surtout au niveau de l’art contemporain, un dynamisme qui existait bel et bien à mes débuts, dans les années 80.
Elise Schmit
Kategorien: Theater und Tanz
Ausgabe: 07.12.2012