Dans son dernier solo, vivace et intime, intitulé Desh, le danseur chorégraphe britannique Akram Khan a su raconter, mercredi dernier, sur la grande scène du Grand Théâtre, ses origines, mais aussi celles de tous ceux qui ont voulu se laisser embarquer dans son univers. Desh signifie « patrie » en bengali et à travers une éloquente présence physique, Khan a permis d’accéder au public (spectacle à guichet fermé) à ses racines, à son Bengladesh, à sa forêt, mais aussi aux contes et aux affrontements qu’il a notamment pu avoir avec son père. Il décrit, démontre, raconte et chante (à travers d’autres voix enregistrées) ce qui l’a constitué, ce qui le définit.
Dans Desh, plus que dans ses chorégraphies précédentes, Akram Khan fait mouvoir le danseur – se meut dans une recherche de longue haleine, celle de toutes les histoires et de tous les personnages de son passé, afin de retracer son histoire, voire même l’Histoire des gens en général, des immigrés bengalis installés à Londres, en particulier. Il apparaît comme évident, à travers le spectacle, que ce personnage principal, arrivé à une certaine étape de sa vie, souhaite tout comprendre, mettre en apposition avec son existence de jeune Londonien, ses origines qu’il a sans doute dû étouffer dans un premier temps.
Dès le début du spectacle, dans lequel on retrouve l’équilibre esthétique habituel signé par le chorégraphe étoilé, celui-ci, danseur, bat le fer avec un marteau surdimensionné, accentué par les bruits de coups amplifiés. On est surpris. Il construit son identité, maître-mot de ce travail chorégraphique. Et puis, à travers une dizaine de chapitres, il prend plusieurs postures, plusieurs apparences, notamment celle de ce vieux cuisinier bengali torturé par l’armée pakistanaise pendant la guerre de l’indépendance en 1971 – son crâne transformé en visage vindicatif et résigné à la fois, de celui qui a traversé toutes les difficultés du monde ou des mondes pour s’installer dans sa propre figure humaine. Un personnage décharné qui conjure son sort, fait d’une vie de tous les jours dans un Bengladesh lumineux et de toutes les horreurs qu’une guerre peut apporter. Il raconte son histoire avec emphase, drôlerie, étrangement indépendant et pourtant animé par le danseur lui-même.
L’une des scènes phares du spectacle est un flashback étrange où le danseur se retrouve dans un monde merveilleux, comme issu des contes bengalis, savamment orchestré-dessiné par une animation sur une toile en avant-scène, sur fond de musique religieuse, un Ave Maria à la version orientale. Curieusement, malgré un autre registre, on se souvient du film d’animation japonaise, Princesse Mononoké de Hayao Miyazaki ou encore du Temps des Gitans d’Emir Kusturica. Sans doute parce qu’on retrouve dans ces deux films la nature des hommes face à leur histoire, face à la nature et, tout comme dans Desh, les univers sont baignés dans des bandes originales sonores qui amènent le pathos nécessaire pour se laisser plus facilement glisser dans l’universalité des histoires qu’ils transmettent.
Et autant qu’Akram Khan face à toutes les situations, les différentes époques de son histoire, les révolutions, personnelles et politiques, les spectateurs, semble-t-il, ont eux aussi eu envie de comprendre ce fossé qui existe entre les générations et entre les cultures qui leur sont propres. Si toutefois ils sont fils ou filles de parents immigrés, et il n’en manque pas au Luxembourg, eux aussi ont eu à faire ce travail d’intégration sur un mode réciproque, d’abord s’adapter à un pays d’accueil et ensuite s’adapter et prolonger les racines, les leurs ou celles de leurs parents ou conjoints afin que leurs enfants puissent à leur tour s’en nourrir. Pourquoi ? Sans doute pour mieux comprendre, se comprendre soi-même et accepter ses diverses patries.
Quoi qu’il en soit, le public ravi, tout particulièrement par la scène finale (à en croire les commentaires à l’issue du spectacle, surtout de la part des enfants), infiniment touchante – un ciel de bandes blanches retombe sur le danseur qui se voit obligé de s’articuler, de se tordre dans tous les sens – il retrace une fois de plus son voyage identitaire, le résume, comme dans un labyrinthe, dans lequel les lois de la gravitation ont été effacées, où tout est comme suspendu (y compris lui-même) à la portée de tous ceux qui veulent eux-mêmes s’y aventurer. Le public unanimement s’est levé pour consacrer la subtilité et la force de ce travail chorégraphique.
Emmanuelle Ragot
Kategorien: Theater und Tanz
Ausgabe: 23.11.2012