Et si, grâce à une nouvelle technique génétique, on pouvait créer des moustiques stériles pour prévenir la propagation du paludisme ? Ou générer des vaches sans cornes ? Ou encore des champignons qui ne brunissent pas ? Pourra-t-on bientôt, grâce à cette technique, traiter les maladies génétiques et/ou modifier les gènes dans des embryons humains ?
La technique en question, c’est ce qu’on appelle l’« édition génomique » (gene editing ou genome editing), technique qui est en train de se répandre très rapidement dans les laboratoires de recherche à travers le monde. La technique est appliquée à de nombreux organismes tels que les bactéries, les souris, les champignons, les fourmis ou les lapins. Presque tous les mois des nouvelles avancées sont annoncées par des scientifiques, et relayées par les médias.
Une histore récente Si les séquences CRISPR (pour Clustered regularly interspaced short palindromic repeats) ont été décrites en 1987, ce n’est que depuis les années 2000 que leur capacité à « éditer » les gènes a été reconnue et étudiée (le nom de CRISPR date de 2002)1. La technique CRISPR permet en effet de changer des séquences génétiques plus facilement et rapidement que les méthodes classiques en biotechnologie. L’enzyme Cas9, qui est associée à CRISPR, permet de couper l’ADN et ainsi de modifier le génome des cellules. La technique est ainsi qualifiée de « ciseau génétique » et de « couteau suisse » et elle permettrait une précision « chirurgicale » et une rapidité inouïe. Son potentiel a été largement commenté dans la communauté scientifique et dans les médias : on parle de l’« iPhone de la biotechnologie »2 et des mots comme « révolution » sont fréquemment employés. Certains la qualifient de la plus grande avancée en biotechnologie depuis la machine PCR3.
C’est surtout à partir de l’année 2015 que CRISPR est devenu une technique publiquement visible. En mars 2015, dans des articles parus dans Nature et dans Science, des scientifiques appellent à un moratoire4. Un mois plus tard, en avril 2015, un article sur la modification d’embryons humains est publié dans la revue Protein & Cell5. C’est la publication de cet article qui marque le début de la controverse. CRISPR devient même l’objet de commentaires humoristiques sur Twitter dès juillet 2015 : « CRISPR is so powerful it can edit its own history », « CRISPR was originally called CRISPER but it edited itself », « Darwin had it all wrong. It was’t survival of the fittest – it was random attacks by Cas9 ».
Parmi les acteurs qui se sont prononcés sur le sujet, on retrouve des chercheurs, des associations, des comités d’éthique, des pouvoirs publics, et cetera. Une « bataille amère » autour des brevets est en cours depuis trois ans6. Par rapport aux controverses autour des organismes génétiquement modifiés, une originalité est que l’utilisation de CRISPR dans des espaces non-académiques est aussi possible et discutée : la communauté des biologistes « de garage » commence en effet à utiliser CRISPR7 et un « DIY Bacterial Gene Engineering CRISPR Kit » vient d’être lancé, suite à une campagne de financement collaboratif.
Comment réglementer ? La gouvernance et la gestion de cette technologie mérite aussi notre attention. Il y a eu des appels à un moratoire8, à un sommet sur le « gene editing »9, à un comité de gouvernance et de coordination10. La discussion la plus détaillée sur la gouvernance du « gene editing » a eu lieu en décembre 2015, lors du International Summit on Human Gene Editing à Washington, conjointement organisé par des académies scientifiques américaines, chinoises et britanniques. La déclaration issue de ce sommet différencie entre recherche fondamentale/pré-clinique, recherche clinique sur les cellules somatiques, et recherche clinique sur les cellules souches. Elle se positionne favorablement sur la recherche fondamentale (« research is clearly needed and should proceed ») et sur les recherches sur les cellules somatiques (« they can be appropriately and rigorously evaluated ») à condition de travailler dans un cadre éthique et légal. Quant aux recherches sur les cellules souches, elles seraient envisageables en principe, mais de nombreux problèmes sont identifiés (allant de difficultés techniques jusqu’à des considérations éthiques) et la déclaration affirme :
« It would be irresponsible to proceed with any clinical use of germline editing unless and until (i) the relevant safety and efficacy issues have been resolved, based on appropriate understanding and balancing of risks, potential benefits, and alternatives, and (ii) there is broad societal consensus about the appropriateness of the proposed application. Moreover, any clinical use should proceed only under appropriate regulatory oversight. At present, these criteria have not been met for any proposed clinical use: the safety issues have not yet been adequately explored; the cases of most compelling benefit are limited; and many nations have legislative or regulatory bans on germline modification. However, as scientific knowledge advances and societal views evolve, the clinical use of germline editing should be revisited on a regular basis » (Extrait de la déclaration finale).
Le moment de la tenue du sommet à Washington est, en lui-même, aussi important à souligner. Le sommet fait suite à la publication de 2015, qui utilisait CRISPR sur des embryons humains et se tient après que la technique ait fait, entre autres, la Une de The Economist, Nature, Time, et Pour la Science. Il se tient donc à un moment où la discussion est particulièrement publique, visible et « chaude ». On observe aussi qu’aux États-Unis, la conférence d’Asilomar de 1975 sur l’ADN recombinant est fréquemment invoquée et mobilisée comme modèle. De récents articles suggèrent toutefois que la conférence d’Asilomar fournit un modèle pauvre, car cette conférence n’a pas su anticiper et adresser les aspects éthiques, sociaux et économiques et, par conséquence, il faut un cadrage plus critique, large et démocratique pour la gouvernance du gene editing11.
Où tracer la frontière ? D’un côté, CRISPR est décrit comme une technologie accessible, rapide, pas chère, précise, facile à utiliser. Les différents avantages de CRISPR sont mis en avant : techniques (en célébrant sa rapidité et sa précision), biologiques et médicales (en imaginant ses effet bénéfiques sur la santé humaine), économiques (à travers la création d’entreprises et le dépôt de brevets). Toutefois, c’est la discussion autour de l’efficacité technique qui est souvent prédominante dans les débats – au dépends, malheureusement, de discussions plus poussées sur la gouvernance et l’éthique de la technique.
De nombreuses préoccupations et inquiétudes ont été exprimées ces dernières années. Quels sont les risques pour l’environnement et la santé ? Comment éviter la production de nouveaux types d’armes biologiques ? Le statut et la traçabilité des organismes modifiés via CRISPR/Cas9 constituent un problème-clé : doivent-ils être considérés comme des OGM ou non ? (La Cour de Justice européenne a tranché en juillet cette année que oui.) Un autre problème est la question de savoir si CRISPR/Cas9 est vraiment si précis ou s’il y a des problèmes avec ce que l’on appelle les effets « hors cible ».
Plus généralement, où doit-on tracer la ligne de démarcation entre les pratiques acceptables et non acceptables et qui sont les acteurs et les institutions légitimes pour ce faire ? Comme un des participants du sommet international sur l’édition génomique a souligné : « the bright line we may wish to draw between laudable and questionable uses of gene editing techniques is much more porous than we may realise ».