Ian De Toffoli n’est pas un inconnu sur la scène théâtrale luxembourgeoise et étrangère (française, belge et italienne notamment). La Trilogie du Luxembourg (Éditions L’espace d’un instant, 16 euros) réunit trois de ses pièces, Terres Arides, Tiamat et Confins, créées au théâtre entre 2018 et 2021. Comme le titre du recueil l’indique, toutes les trois ont trait, de façon différente dans chaque pièce, au Grand-Duché de Luxembourg. Mais leurs enjeux sont loin d’être spécifiquement luxembourgeois.
On le sait, le passage d’une œuvre dramatique de la scène au texte – comme le passage inverse d’ailleurs – n’est jamais gagné d’avance. Alors que sur scène le texte est une parmi d’autres des dimensions de l’œuvre, dès lors qu’il est publié comme texte et donc destiné à la lecture, il doit être capable de tenir tout seul. À cet égard le recueil de De Toffoli ne laisse pas subsister le moindre doute : ce qu’il nous offre ce sont bien trois textes littéraires et non pas des scénarios pour la scène. Ils invitent les lectrices et lecteurs à imaginer ce qu’ils dépeignent et non pas sa mise en scène théâtrale. En témoigne notamment l’absence de toute indication de scène, de toute didascalie, même dans la pièce Confins qui relève pourtant clairement du genre dramatique au sens plein du terme, puisqu’elle donne à lire des interactions discursives entre de multiples personnages (ce qui n’est pas le cas des deux autres pièces qui sont des dispositifs à voix unique).
Comme le metteur en scène Jean Boillot le note dans sa préface, les pièces portent la marque du théâtre de Koltès et du « teatro di narrazione » italien. L’ombre de Bernard-Marie Koltès, qui plane tout particulièrement sur Tiamat, s’accorde bien avec l’importance accordée par De Toffoli au verbe. On sait en effet l’importance que Koltès accordait au texte (ce qui fut sans doute une des raisons de ses conflits, surtout durant les dernières années de sa vie, avec Patrice Chéreau qui était d’abord un homme de théâtre). Quant au « teatro di narrazione » dont l’influence se retrouve à la fois dans Terres arides et dans Tiamat, il faut rappeler qu’une de ses caractéristiques réside dans la transformation de l’acteur en conteur, l’intérêt se déplaçant de l’action (théâtrale) vers l’évocation des événements à travers leur énonciation narrative. Il n’est donc pas étonnant le passage du théâtre au texte se passe sans encombre chez De Toffoli, ce qui n’est pas le moindre des attraits de son recueil.
Pour une raison qui apparaîtra plus tard, je ne suivrai pas ici l’ordre du recueil, mais commencerai par Tiamat et Confins, deux pièces qui, à l’intérieur du spectre des dispositifs théâtraux, occupent des lieux très différents.
Tiamat est un soliloque débité par un avocat d’affaires dans un troquet qui est sur le point de fermer. Prenant comme témoin le serveur du café à qui il demande et redemande une bière « non locale » qui ne viendra jamais, il donne d’abord l’impression d’un golden boy se laissant aller à des divagations sans grand intérêt pour quiconque d’autre que lui-même. Imbu de sa personne, méprisant le commun des mortels, sexiste, misogyne, et j’en passe, son but essentiel semble être d’en mettre plein la vue au serveur qui constitue son public captif. Mais on comprend peu à peu que ce n’est pas une soirée comme les autres et que ce n’est pas par hasard qu’il est entré dans ce café devant lequel il est passé déjà d’innombrables fois lors de son retour chez lui sans jamais pousser la porte. C’est en réalité un grand jour pour lui, puisqu’il a décidé – c’est ce qu’il croit du moins – de cesser de mettre ses talents d’avocat brillant mais sans scrupules au service des montages plus ou moins louches des investisseurs financiers de la place financière, et de devenir lui-même investisseur, et ce dans le domaine des objets d’art dont la Grand-Duché est devenu une place forte grâce à la création d’un port franc pour le stockage discret d’objets d’art et autres actifs matériels de clients étrangers dont une partie des fortunes échappent ainsi à tout contrôle. Il raconte au serveur qu’il vient précisément de décider de faire son premier achat : une statuette mésopotamienne datant du neuvième ou huitième siècle avant J-C et venant de la région de Mossoul. Et s’il est entré dans ce café au moment où il allait fermer, c’est qu’il a besoin d’un intermédiaire pour le représenter lors de la vente aux enchères où la statuette sera mise en vente. Le serveur fera l’affaire.
Mossoul : l’indication d’origine de la statuette n’est pas fortuite et introduit un autre niveau de réalité, inquiétant celui-là, dans une situation qui paraissait plutôt banale. On s’en rend compte au plus tard lorsque l’avocat se met à imaginer (ou à halluciner ?) l’histoire pleine de bruit et de fureur qui débute par la découverte de la statuette lors d’un raid de destruction mené par un groupe jihadiste sur quelque site antique, puis décrit son passage entre les mains de multiples intermédiaires, son arrivée dans le silence feutré du bureau de quelque spécialiste en antiquités du Moyen-Orient, avant de rejoindre les coffres-forts du port franc. Or, le discours de l’avocat suggère que la statuette elle-même a pris en charge cette violence et ce chaos qui sont le prix de sang du confort et raffinement européen. Elle représente Tiamat, la déesse-mère de la théogonie et cosmologie babylonienne, qui règne sur le chaos et est à l’origine de tout ce qui est. Dragon maritime, guerrière et vengeresse sans pitié, elle finit tuée et démembrée par ses descendants. La puissance terrible de la déesse semble s’être transmise à sa statuette qui la représente : le membre du groupe jihadiste qui la découvre a l’impression que « le regard de cette idole le nargue » et, lançant un appel à Allah afin qu’il le protège de la fascination qu’elle commence à exercer sur lui, il l’enfouit vite au fond d’une caisse destinée au marché noir international ; et lorsque l’avocat la découvre il tombe à son tour sous son influence : « … et je l’ai vu, le reptile noir, la gueule ouverte comme s’il s’apprêtait à siffler », et il se rappelle qu’il eut au même moment « l’impression que la lumière dans la salle se mettait à vaciller, à grésiller » et qu’il s’est entendu dire « Combien pour cette statuette de dragon ? ». « Je me suis entendu dire », tels sont ses mots. Est-il encore si certain que c’est lui qui a choisi la statuette ? n’est-ce pas elle qui l’a choisi lui ? Pour quels ravages ? Pour quelle vengeance ? La fin de la pièce laisse la question en suspens.
Confins est sans conteste la plus « théâtrale » (au sens courant de ce terme) des trois pièces. D’abord par le nombre de personnages impliqués – plus d’une vingtaine si on compte les figurants, alors que Tiamat et Terres arides reposent toutes les deux sur un seul personnage. Ensuite par la multiplicité des niveaux d’énonciation et des temporalités qui donnent naissance à un univers dramatique de dimensions épiques. Les voix vont de celles des personnages fictifs que sont les ouvriers immigrés et leurs familles à celles tout aussi fictives du Président du Futur et des Femmes du Futur (qui, semblables au chœur antique, portent ici le discours de l’histoire de la Communauté Européenne), en passant par les voix réelles des pères fondateurs de l’Union européenne, du précédent Président et de l’actuelle Présidente de la Commission européenne, ainsi que du Premier ministre luxembourgeois. Les temporalités sont tout aussi imbriquées : elles mettent en relation la mémoire familiale des ouvriers immigrés renvoyant aux premières décennies de l’après-guerre avec le temps imaginaire de l’avenir postapocalyptique et avec le temps politique de l’histoire de la construction européenne et de la crise de la sidérurgie.
Dans Confins, De Toffoli fait preuve d’un remarquable talent dramaturgique qui lui permet de tisser ensemble fiction et réalité historique, description du quotidien et science-fiction, critique de la construction de l’Europe unie et satire grinçante de l’Agence Spatiale du Luxembourg et de son projet de space mining. La pièce et la satire culminent avec la destruction de la vie terrestre dans une apocalypse guerrière et climatique (vengeance finale de la déesse Tiamat ?), et le sauvetage d’une supposée élite de mille personnes élues pour rejoindre la fusée-arche de Noé construite par l’Agence Spatiale, pour une ultime migration…
Si j’ai gardé le premier texte, Terres Arides, pour la fin, c’est parce que je pense qu’il est moins abouti que Tiamat et Confins, et qu’il était donc important que le lecteur puisse d’abord se faire une idée de la qualité remarquable des deux autres pièces. C’est pour cette raison qu’il est dommage que le volume s’ouvre avec Terres arides. Bien entendu, dans ce texte aussi on découvre bon nombre des qualités qui font le prix des deux autres textes, en particulier un sens dramatique sûr, une maîtrise nuancée de la langue et de ses ressources ainsi qu’une distillation subtile de discordances cognitives qui empêchent le spectateur ou ici le lecteur de se complaire dans des solutions faciles. Par ailleurs il faut reconnaître le caractère risqué du projet, puisqu’il s’agissait pour l’auteur d’intervenir par la voie théâtrale – et non pas par une tribune libre, une lettre ouverte ou toute autre expression d’opinion personnelle – dans un débat citoyen et un enjeu politico-juridique important : la question du sort de l’unique djihadiste originaire du Luxembourg qui, après la fin (provisoire ?) de Daesh, s’est retrouvé dans une prison kurde sans que le gouvernement luxembourgeois n’accepte d’intervenir d’une manière ou d’une autre, déclarant que comme la personne en question était de nationalité portugaise, c’était au Portugal de s’occuper de son cas.
Terres arides était créé pour convaincre les spectateurs que la décision luxembourgeoise n’était qu’une façon de se défiler et qu’il fallait donc s’y opposer. On voit bien qu’un tel dispositif d’énonciation est compliqué à mettre en œuvre. Qui parle ? Est-ce l’auteur ? Il semble que non, car dans ce cas c’est l’auteur qui devrait jouer son propre rôle. Mais si c’est un acteur, alors il faut qu’il puisse se transformer en persona dotée d’assez de consistance et individualité énonciative pour pouvoir être construit comme telle par le spectateur ou lecteur. Même si la persona est ici celle d’une personne qui s’adresse directement au public réel, et qui donc casse le quatrième mur de la fiction théâtrale, il faut qu’il puisse se cristalliser pour le public en un personnage. Bref il faut qu’il dispose d’une identité stylistique convoyée par son discours, seule capable de le doter d’une individualité dramatique. Or tel n’est pas (encore) le cas. On a l’impression de basculer sans cesse entre l’auteur et la persona, aucune des deux entités ne réussissant à cristalliser le texte de manière stable autour d’elle. Qu’on m’entende bien : il est fort possible que la pièce convainque une partie du public, voire tout le public, de la justesse des positions défendues. Mais si elle le fait ce sera en tant que discours politique et non pas en tant que dispositif théâtral, alors que la réussite des deux autres pièces réside précisément en cela : réussir à agir politiquement par la voie du théâtre.