725 pages de texte. 40 pages de bibliographie, 800 livres cités, un index de 1 000 noms, 2 700 notes de bas de page. L’ouvrage de Renée Wagener sur la minorité juive au Luxembourg est un ouvrage monumental. Il s’agit de la version abrégée de la thèse de doctorat que Wagener a soutenue en 2017 à l’université par correspondance de Hagen. Le livre est publié aux Éditions Metropol de Berlin dans la collection « Studien zum Antisemitismus in Europa », volume 16. C’est un ouvrage de référence qui intègre tout ce qui a été écrit sur le sujet au Luxembourg et dans le monde jusqu’à cette date.
L’autrice n’est pas seulement une bosseuse, elle aime la bagarre et ne recule devant aucune controverse. Dès la préface elle prend ses distances avec ses prédécesseurs, à qui elle reproche d’être des historiens peu critiques et des juifs à narratif luxembourgeois : « Festzuhalten ist jedenfalls, dass sich Moyse ebenso wie Lehrmann/Lehrmann und Cerf keinesfalls in ein jüdisches, sondern in das Luxemburger Nationalnarrativ einschreibt. » (p. 25) Contrairement à Laurent Moyse qui, dans son livre paru en 2011 (Du rejet à l’intégration), mettait l’accent sur l’intégration réussie des juifs dans la société luxembourgeoise, Wagener fait comprendre dès le titre de son livre, Emanzipation und Antisemitismus. Die jüdische Minderheit in Luxemburg vom 19. bis zum beginnenden 21. Jahrhundert, que les juifs sont une minorité et qu’ils l’ont toujours été.
Le livre de Wagener est à la fois fascinant et irritant. Fascinant par le nombre de pistes ouvertes, des questions posées. Énervant par le jargon scientifique allemand que Wagener a assimilé avec brio, mais qui risque d’être rébarbatif pour les lecteurs non-initiés. L’historienne nous impose cette terminologie à doses renforcées : minorité juive, société majoritaire, nationalisme, antisémitisme.
Le terme de minorité juive (« jüdische Minderheit ») est préféré à celui, plus consensuel, de communauté juive utilisé par Wagener à l’origine de ses recherches. Une façon de trancher le débat avant de l’ouvrir. Les juifs sont une minorité à côté d’autres minorités, religieuses, nationales, sexuelles, politiques. À côté des juifs, Wagener cite les étrangers et les femmes, mais aussi les Allemands et même les communistes. Les minorités ont en commun d’être victimes de ressentiments et de discriminations. Il y a des minorités qui souffrent d’une double voire d’une triple discrimination, comme les femmes allemandes de confession juive.
La minorité juive est l’un des trois « acteurs sociaux » à côté de la société majoritaire et de l’État. Le terme de « Mehrheitsgesellschaft » est décliné sous trois variantes, c’est tantôt la société majoritaire catholique, tantôt la population de souche (« Einheimische »), tantôt l’ensemble des Luxembourgeois moyens (« das Mittelfeld der Gesellschaft », « mehrheitlich akzeptierte Positionen bzw. Verhaltensweisen »).
Le nationalisme est un ressentiment que Wagener ne distingue pas du patriotisme ou de la conscience nationale, ces trois sentiments étant basés sur une fausse identification avec un collectif imaginaire et une commune exclusion des minorités. La transformation du libéralisme en nationalisme constaté en Allemagne à la fin du XIXe siècle serait également à l’œuvre au Luxembourg dans le cadre du « Nation Building » (p. 32 et 35) qui est situé tantôt au milieu du XIXe tantôt au début du XXe siècle.
L’antisémitisme sous toutes ses formes apparaît à 1 800 reprises dans le livre, ce qui veut dire qu’à chaque page Wagener débusque trois cas d’antisémitisme. C’est un mot passe-partout qu’elle applique aussi bien à de simples préjugés qu’à des actes de violence ou à des appels de haine, les associant dans la même condamnation morale. Il y a aussi des formes d’antisémitisme caché, inavoué, inconscient et un antisémitisme par omission. Wagener les traque et les démasque sans pitié. Ainsi l’historien Paul Weber se voit-il suspecté d’antisémitisme pour avoir cité dans son Histoire de l’économie luxembourgeoise de nombreux industriels juifs sans indiquer leur religion (p. 26), ou l’homme politique libéral Robert Brasseur qui s’était rendu au procès Dreyfus pour en rendre compte au jour le jour se voit-il accusé de ne pas mentionner le caractère antisémite de l’affaire (p. 98).
Dans sa thèse de doctorat, Wagner avait consacré son premier chapitre à l’émancipation de la minorité juive de 1795 jusqu’à la Première Guerre mondiale. Dans son livre, cette période de l’émancipation se termine avec l’Affaire Dreyfus, conformément au « narratif juif » qui fait du procès Dreyfus et de la publication de L’État juif de Herzl le tournant décisif. Ce cadrage chronologique ne se fait pas toujours sans violence et sans contradictions. Wagener concède l’absence de manifestations d’antisémitisme dans la presse luxembourgeoise de gauche de cette époque, mais elle maintient tout de même son « narratif » en s’appuyant sur de prétendues évidences : « Jedoch fanden antisemitische Äusserungen zur Dreyfus-Affäre in der linken Arbeiterbewegung keine Ausdrucksform. Der in Arbeiterkreisen herrschende Antisemitismus, der in der sozialistischen Bewegung europaweit für interne Auseinandersetzungen sorgte, war sicher auch der Luxemburger Arbeiterbewegung nicht fremd… ». L’antisémitisme généralisé étant évident, Wagener en déduit que l’antisémitisme a dû exister « sûrement » dans le mouvement ouvrier luxembourgeois.
Cet antisémitisme de gauche Wagener croit le trouver dans le numéro 438 du journal ouvrier Der Arme Teufel : « In der kleinen, 1903 entstandenen, Wochenzeitung Armer Teufel zeigte sich schon früh antisemitisches Gedankengut : 1912 kommentierte man beispielsweise die Tiraden der österreichischen christlich-sozialen Lueger-Presse gegen das Judentum, ‚die jüdische Geldschlange dürfte um kein Haar besser sein als die christliche.‘ » (p. 180). Le journal socialiste avait effectivement utilisé l’expression citée, mais pour la réfuter et tourner en dérision le journal antisémite autrichien. Il suffit à Wagener d’une citation tronquée pour imputer au journal une idéologie antisémite.
Pendant le long XIXe siècle qui a duré au Luxembourg de 1795 à 1915, il n’y avait ni antisémitisme à gauche ni antisémitisme institutionnel, les juifs faisaient partie de cette société majoritaire issue de la Révolution Française, de ses élites, de son droit, de son économie. Wagener ne le nie pas et note qu’une délégation officielle fut reçue par le roi Guillaume II. La campagne antisémite déclenchée par le catholicisme ultramontain à partir de 1879 s’est heurtée à l’opposition de toute la presse non-cléricale et n’arriva pas à remettre en cause l’intégration réussie de la prétendue « minorité juive ». Au moment du procès Dreyfus, cette agitation antisémite était en train de retomber et l’antisémitisme fut à peu près absent des luttes scolaires du début du XXe siècle.
La situation changea avec la Première Guerre mondiale, lorsque la famine menaçait le pays et la colère grondait dans le Bassin Minier. La population ouvrière essaya de comprendre ce qui lui arrivait et désigna trois responsables : les gros paysans, les commerçants, les trafiquants qui sont accusés d’acheter, de vendre et de revendre les denrées alimentaires. La présence de juifs originaires de Galicie provoqua une véritable psychose. Deux hommes politiques socialistes, le député-ouvrier Schortgen et l’éditeur du Armer Teufel, Schaack-Wirth, s’emparèrent de la question et interpelèrent les autorités.
Renée Wagener a le mérite de soulever l’épisode des Juifs de Galicie et de demander si le mouvement ouvrier ne fut pas durablement contaminé par l’antisémitisme. Mais lors des émeutes du 26 novembre 1918 à Esch, la furie populaire ne se tourna pas contre les juifs établis et intégrés, et à aucun moment les juifs ne furent mentionnés dans les articles de presse, les rapports de police, les débats parlementaires ou la mémoire orale. Les indices sont trop faibles pour établir une duplicité des jeunes casseurs qui auraient crié « À bas la Prusse » et auraient pensé « À bas les Juifs », ou de conclure de l’utilisation par la presse du mot de « pogrome » à l’existence d’un pogrome véritable.
Avec l’arrivée des nazis au pouvoir en Allemagne la gauche toute entière se sentit visée. Elle condamna les crimes des nazis, ceux commis contre leurs adversaires politiques et ceux commis contre les juifs. Renée Wagener interroge ce combat antifasciste et se demande s’il n’est pas entaché de nationalisme, de xénophobie et d’antisémitisme. C’est le journal socialiste Escher Tageblatt qui se trouve cette fois-ci sur la sellette. « Auch im Tageblatt wurde der Antisemitismus als ausländisches, vorzugsweise deutsches Phänomen dargestellt. Antisemitismus liege nicht in der Luxemburger Natur. Den in der Luxemburger Linken durchaus existierende Antisemitismus sprach man nicht an. Der Begriff der ‘Überfremdung’ wurde dagegen regelmässig eingesetzt. » Il y a quand-même une différence dans l’utilisation du terme de « Überfremdung » selon qu’il servait à désigner les réfugiés juifs ou la colonie allemande encadrée par les nazis.
Un collaborateur du Tageblatt est jugé par Wagener de façon particulièrement sévère, c’est le caricaturiste Simon : « Äusserst ambivalent erscheinen auch manche Zeichnungen des Hauskarikaturisten Albert Simon. Simon stellte Bech 1933 als jüdischen Handelsreisenden dar. In einer Karikatur von 1936 zur Flüchtlingsproblematik wurden die Flüchtlinge als Flut von Nagetieren abgebildet, die einen Grenzposten an der Mosel überqueren. » Simon considérait-t-il vraiment que les réfugiés juifs étaient des rats et que Bech était un colporteur juif ? Ou Simon se moque-t-il du Stürmer qui avait affirmé de telles choses ? Nous avons l’impression que Renée Wagener lit les caricatures au premier degré, sans en comprendre l’ironie.
Une autre cible de Wagener est la personne du ministre socialiste de la Justice, René Blum. La politique migratoire de Blum dans les années 1938-39 mérite d’être examinée à froid en prenant en compte aussi bien les refoulements à la frontière que les autorisations de transit et les séjours clandestins tolérés. Il faut la replacer dans les limites imposées par le contexte international et la politique étrangère de Bech. Renée Wagener essaie de le faire. Pourquoi a-t-elle besoin de lui attribuer, en prime, des sentiments xénophobes et antisémites pour expliquer son comportement ?
La politique de collaboration loyale avec les autorités allemandes engagée par Albert Wehrer au début de l’occupation a été une faute lourde de conséquences. Peut-elle être comprise si on la réduit à la politique suivie envers les juifs, si on fait abstraction de son attitude à l’égard des combattants de la Guerre d’Espagne ou des soldats de la Compagnie des Volontaires ? En passant sous silence la tentative de faire revenir la Grande-Duchesse d’exil ? Est-il d’une quelconque utilité de chercher les raisons de cette politique dans les sentiments éprouvés à l’égard des juifs ou la faire remonter à l’engagement passager de Wehrer dans la « Nationaluniou’n », vingt ans plus tôt ?
Les reproches adressés aux résistants d’avoir été indifférents au calvaire des juifs et de ne pas avoir caché assez de juifs sont légitimes, à condition de tenir compte du contexte du moment et de la stratégie poursuivie par les responsables de la communauté juive qui, coincés dans un horrible dilemme, poursuivaient eux-aussi une politique du moindre mal et n’avaient qu’un but, partir et faire partir autant de juifs que possible.
Renée Wagener s’est trompée dans plusieurs cas précis, en collant l’étiquette infamante de l’antisémitisme sur des personnalités comme René Blum, Albert Simon ou les rédacteurs du Armer Teufel. Dans d’autres cas elle attribue une importance à un simple écart de langage ou à une faute de mauvais goût. Souvent les faits qu’elle aligne ensuite contredisent les mots qu’elle utilise pour les désigner. L’argument de l’antisémitisme est trop lourd, trop chargé de sens pour s’en servir pour rendre compte de situations et de contextes beaucoup plus complexes.
On a l’impression que l’historienne est emportée par son indignation morale et qu’elle ne peut plus s’arrêter dans sa traque des antisémites réels et fictifs et qu’elle veut à tout prix prouver que l’antisémitisme est partout et que tout le monde est coupable. Avons-nous le droit, nous les Justes de l’année 2022 avec notre connaissance de ce qui s’est passé à Auschwitz et Maïdanek, de diaboliser ces hommes et ces femmes qui agissaient dans l’inconscience de ce qui pourrait arriver un jour ? N’est-ce pas se rendre coupable du pire des anachronismes et se condamner à ne plus rien comprendre au destin du monde ?
Ce livre est un pavé. Il est à déconseiller aux lecteurs trop pressés, trop excités ou trop crédules. Il a besoin de lecteurs avertis, patients, retenant leur jugement et prêts à se plonger dans une lecture attentive et critique. C’est un livre pour un hiver qui s’annonce rude.