Au romantique, l’entrée dans un magasin de journaux peut donner des frissons crépusculaires : sur la dernière décade, la vente de journaux y a chuté de 25 pour cent. Pour le détaillant, le journal est un produit ingrat. Sa date de péremption ne dépasse souvent pas les 24 heures, et, jour après jour, il faut compter les invendus à envoyer au pilonnage, avant de recevoir une nouvelle livraison à classer et à ranger. Sur un journal vendu, le kiosquier fait une marge de 19 pour cent, c’est-à-dire quelques dizaines de centimes. (Le fournisseur, lui, empoche environ vingt pour cent de marge par journal aux dépens des éditeurs.) Pourquoi continuer à vendre un journal, alors qu’on peut réaliser des marges autrement plus importantes avec des produits plus chers et simples à stocker ?
Son histoire (« son destin », dit-il avec tristesse et amertume), a été celle d’un journaliste iranien devenu kiosquier au Luxembourg. « La révolution, c’était le paradis des journaux iraniens », dit le vieil homme trapu en veston de tweed (qui préfère que son nom n’apparaisse pas dans l’article). Il avait quarante ans en 1979 et travaillait au quotidien iranien Kayhan. Lorsque le shah d’Iran fuit son palais à bord d’un hélicoptère, les barrières de la censure tombent et le tirage de Kayhan dépasse le million d’exemplaires. Or, l’ayatollah Khomeiny s’imposera rapidement sur les composantes marxistes et libérales de la révolution. Avec 53 de ses collègues, le journaliste décide de démissionner. Les années passent, mais il continue de penser que le régime tombera bientôt. Peu à peu, il se rend compte que son attente risque de mettre en danger l’avenir de ses enfants. Il vend sa maison dans les beaux quartiers du Nord de Téhéran et achète cinq billets d’avion pour lui, sa femme et ses trois enfants. Le 1er août 1985, ils atterrissent à Francfort et montent dans un train pour le Luxembourg.
C’est l’heure de fermeture des bureaux et les clients s’engouffrent dans le petit magasin pour s’approvisionner en canettes Red Bull et en cigarettes pour le chemin de retour. Un habitué demande L’Équipe et se lance dans un exposé sur le derrière de la joueuse de tennis Serena Williams, un autre demande à voir les revues spécialisées sur les vins. Accoudé derrière son comptoir, le kiosquier énumère les amis iraniens, médecins et maîtres de conférence reconvertis en marchands de journaux à Luxembourg et à Dudelange dans les années 1980. Son kiosque, qu’il a racheté il y a vingt ans, ne rapporte plus grand-chose. 1 500 euros par mois, maximum, dit-il. Mais il veut « rester jusqu’à la dernière minute, tant que ma santé me le permettra. »
L’histoire des kiosques au Luxembourg se recoupe en large partie avec celle des Messageries Paul Kraus (MPK), fondées en 1896 par un ex-instituteur catholique dont le premier magasin vendait une vingtaine de titres. Ce sera son fils, Paul Kraus, qui mettra sur pied un système de distribution à grand volume de titres étrangers, ouvrant, en parallèle, point de vente après point de vente. Aujourd’hui, au Luxembourg, on peut se procurer environ 5 500 titres de presse. En Europe, seul Bruxelles, grâce à sa haute concentration en fonctionnaires européens, fait mieux. Chez MPK, on aimait à se raconter comment, à la Libération, aidée par le colonel Frazen, « Madame Paul Kraus » réussit à décrocher une autorisation spéciale d’acheminer des journaux de Paris à Luxembourg. Six mois durant, les Luxembourgeois, affamés de presse libre, lisaient les journaux français avec une journée d’avance par rapport aux Bruxellois. Au Luxembourg, le multilinguisme est un remède contre le complexe d’infériorité que provoque la peur du provincialisme. Et, pour l’instant du moins, le sujet de réduction des titres étrangers en vente pour raisons de rentabilité reste tabou.
Dans l’après-guerre, les descendants firent de MPK le seul grossiste de journaux au Luxembourg. Au début des années 80, tous les magasins de journaux étaient obligés de passer par le monopoliste MPK pour s’approvisionner en quotidiens. Cette exclusivité territoriale, caractéristique du marché de la presse, fait des kiosques individuels des « clients captifs » et MPK ne put jamais se défaire du soupçon de favoriser sa chaîne de kiosques à elle aux dépens des « petits ».
En 2000, les héritiers (Faber, Funck et Kremer) vendirent leur entreprise à la société suisse Valora. Peu après, Christian Schock est nommé directeur par le groupe suisse. Il se retrouve devant une entreprise familiale dont les structures lui semblent anachroniques. Il introduit illico de nouvelles méthodes de management. « Ma première fonction, était d’établir des règles d’audit et de contrôle adaptées à un groupe international coté en bourse », explique-t-il. L’arrivée de la multinationale suisse marquait la fin du pragmatisme familial et familier du temps des MPK, regrette-t-on du côté des kiosquiers et des éditeurs. « Avec Valora, on avait à faire à des gens très polis, qu’on ne rencontrait jamais », se rappelle Alvin Sold, ancien directeur général d’Editpress. « Les règles implémentées étaient les mêmes au Luxembourg qu’en Suisse, le tout dirigé méticuleusement par des programmes informatiques. »
Au Fëschmart, Sylvie Thoma gère un petit magasin de journaux, de tabac et de souvenirs que ses parents avaient acheté en 1979. Dans la minuscule arrière-salle remplie de stock de pacotille rouge-blanc-bleu pour touristes, de classeurs de comptabilité et d’une machine à café, elle relate sa bataille contre Valora. Elle exhume des lettres d’avocats, des factures, des listes de titres invendus. Or, ce que, concrètement, elle reproche à Valora, reste assez vague : le remplacement en continu de commerçants auxquels elle s’était liée d’amitié, l’anonymat des centrales téléphoniques, l’inaccessibilité des hauts responsables. Bref : un formalisme ressenti comme pédant. « Les gens me disent : Du hëls dat zevill perséinlech. »
Christian Schock est ingénieur de formation, « j’avais un moteur dans le ventre », dit-il. Son premier entretien d’embauche le mène à Rüsselsheim, dans le département recherche et développement de la fabrique Opel. « Je leur ai demandé en quoi consistait mon travail. Ils m’ont répondu : ,Vous développerez la buse de ventilation, côté gauche. Après 18 mois, vous pourrez vous consacrer à celle du côté droit. » Sonné, il décide de s’inscrire, comme beaucoup de jeunes ambitieux au début des années 1980, en MBA. Son diplôme de l’Insead Fontainebleau en poche, sa carrière le mènera à Reuters où il vend des systèmes informatiques pour les salles de marché, puis à SES Multimedia, quelques mois avant que n’explose la bulle internet. Lorsque, en 2003, Schock débarque dans le monde de la presse, il mesure le potentiel disruptif des nouveaux médias : « Je savais que je n’entrais pas dans un secteur qui connaîtrait une autre phase de boom, mais la société était bien positionnée sur le segment des journaux, de la papeterie et du livre ».
2003 à 2006 seront des années de sursis. Alors que, partout ailleurs, l’empire de l’imprimé commence à se fissurer, au Luxembourg, les ventes de journaux connaissent une légère augmentation. « C’est grâce à l’évolution démographique qu’on a un peu mieux résisté », note Schock en rétrospective. L’afflux de cadres qui lisent beaucoup et qui, dans les magasins luxembourgeois, trouvaient un large assortiment, a retardé puis amorti la chute. En 2006, Valora offre à Schock un poste comme responsable du département Press & Books dans la centrale du groupe à Zurich. À son arrivée il perçoit mieux l’ampleur de la crise qui s’annonce. Dans les couloirs de la centrale, il sent un « désintéressement complet vis-à-vis de la presse, un drift qui nous éloignait de l’imprimé ».
Fin 2010, il annonce au Conseil exécutif son intention de retourner au Luxembourg, « je n’avais pas envie de ne faire que du travail négatif ». Or, en 2013, Valora ferme la Messagerie du livre, dans laquelle elle avait encore investi en 2004. La librairie de 1 750 mètres carrés à Gasperich ne collait plus au concept développé à Zurich et axé sur les petits magasins de 300 mètres carrés maximum, carburant avec un stock hyper-réduit, vendant des bestsellers dans les quatre premiers mois de leur parution, aux dépens des « exotiques », ces livres qui tournaient moins vite. La librairie à Gasperich fut remplacée par un supermarché discount. Cinq salariés se retrouvèrent sur le carreau.
Victor Sousa et sa femme Patricia Baptista gèrent six magasins de la chaîne Valora (K-Kiosk). Le jeune couple (il a 33 ans, elle en a 29) est arrivé il y a huit ans au Luxembourg. Ils se sont franchisés chez Valora, « par sécurité » : « On a toujours les rayons pleins, et les rayons pleins, ça fait vendre. » Et puis, Valora les aide à trouver de nouvelles niches « pour cibler les jeunes », comme les cartes iTunes ou les casques audio. « Le métier n’est pas difficile à apprendre, il suffit d’être rigoureux », dit Patricia Baptista. Le mari s’y perd encore dans les centaines de titres et préfère s’occuper de la comptabilité. Il essaie de ne pas lire les journaux portugais, mais se concentre sur les titres anglais et français, « pour maîtriser cette langue qui nous permet une vie professionnelle ici » et pour « savoir ce qui se passe au milieu de l’Europe ». Parmi les magasins gérés par les Sousa-Baptista, c’est celui de Cents qui vend le plus de journaux. 75 pour cent du chiffre d’affaires y provient de réservations de journaux. « Ces dernières années, on a été à huit enterrements d’habitués de notre magasin à Cents. Peu à peu, les gens qui achètent les journaux meurent. »
Les 70 franchises de K-Kiosk sont enregistrées comme sàrl individuelles et sont gérées par des indépendants. Une forme d’organisation qui explique pourquoi Valora Retail Luxembourg ne compte officiellement qu’une vingtaine d’employés. Les gérants ne paient pas de loyer, n’ont pas à investir, ils n’ont qu’à reprendre le concept et l’esthétique de la franchise. En contrepartie, ils gèrent les stocks, embauchent les salariés et, surtout, reversent une commission calculée en fonction de leur chiffre d’affaires. Le calcul de cette commission relève d’une âpre lutte de distribution pour les faibles marges et les gérants, qui triment une douzaine d’heures par jour, risquent de rapidement se retrouver au bord de l’asphyxie financière. Ainsi, en plein été 2014, la gérante des K-Kiosk du Findel déposa le bilan sans en avertir la centrale, qui apprit la nouvelle dans la presse. Vent de panique chez Valora, qui réussit en deux jours à relancer les deux magasins.
Valora occupe soixante pour cent du marché des ventes des journaux, le reste se répartit entre stations-services, supermarchés et quelques rares kiosques indépendants. Souvent, ces mini-kiosques non franchisés ne fonctionnent que grâce à la plus ancienne forme d’exploitation économique : la famille. « C’est un métier dur, je ne le recommanderai à personne », dit une kiosquière proche de la retraite. Avec son mari, elle avait décidé d’ouvrir un magasin de journaux, « pour pouvoir garder les gamins et ne pas devoir les envoyer à la crèche ». Depuis que son mari est mort, elle dit passer quatorze heures par jour dans le magasin. Ne remplit-elle pas un rôle d’intégration sociale dans son quartier ? « Oui, cela me fait perdre énormément de temps, répond-elle. Les gens se sentent seuls, et je suis un peu la psychologue de service. » Valora pour sa part s’intéresse peu à la reprise de ces micro-entités, qui ne font pas assez de bénéfice pour supporter sa commission de franchise.
En août 2014, Valora annonça s’être séparé de son activité de grossiste pour ne garder que la vente en détail. La partie de la logistique en gros (la diffusion des journaux aux points de vente) a été reprise par le groupe allemand Presse-Vertriebs-Gesellschaft (PVG), tandis que Valora se « recentrera » sur son réseau de vente en détail. Dans le milieu, l’annonce de la scission n’a pas vraiment surpris. Car, sur les dernières années, Valora s’était désengagé d’un marché de la presse en recul, pour miser sur la vente en direct et la prolifération de petits magasins. Ainsi, dès 2012, Valora avait racheté la chaîne Ditsch/Bretzelkönig. Or, pour financer cette expansion, le groupe vendit ses lourdes centrales de distribution presse en Autriche, Allemagne et en Suisse. La centrale logistique luxembourgeoise, située dans un hangar sur la Cloche d’Or derrière l’Imprimerie Saint-Paul et employant 70 salariés dispatchant quotidiennement des centaines de milliers de journaux et de magazines aux quatre coins du pays, était le dernier maillon de la chaîne à tomber.
Pas question par contre de lâcher les emplacements de choix au Luxembourg. (Pour Valora, le K-Kiosk de la Gare de Luxembourg est le point de vente avec le plus grand chiffre d’affaires, Suisse, Allemagne et Autriche confondues.) Pour la directrice de Valora, Myriam Filali, le marché « n’est absolument pas saturé ». Elle évoque de « grosses ambitions d’expansion », dont un autre K-Kiosk en face de la gare dans les nouvelles galeries Kons, à Belval et à l’aéroport du Findel. La directrice de ce qui reste de Valora Luxembourg, tient à rassurer : la presse resterait le produit phare des kiosques et « il n’est pas question de la diminuer de manière significative ». Or, en même temps, elle évoque une réorientation vers des « produits avec davantage de marge » (lisez : coffee to go, snacks et energy drinks) La moitié des entrées provient de la vente de cigarettes. Même si les marges sont assez basses (autour de six pour cent), le segment continue de faire un tabac. « Depuis les neuf ans que je suis là, il n’a jamais cessé de progresser », dit Filali. En une décade, le pourcentage de fumeurs quotidiens a chuté de 27 à 16 pour cent, mais tant que la différence de prix avec les pays voisins reste assez élevée, les ventes se porteront bien.
Christian Schock est un rescapé de plusieurs purges de la direction zurichoise de Valora (« j’étais le dernier de la vieille clique »). Grâce à son réseau dans le petit monde des grossistes européens de la presse, il aura également survécu à la reprise des activités logistiques par le groupe allemand PVG, dont il connaissait le PDG Thomas Kirschner qui gère le groupe à partir de Francfort. Pour rassurer le public et créer la fiction de la continuité historique, la nouvelle entité a été baptisée MPK (même si, financièrement, elle n’a aucun lien avec les Messageries Paul Kraus d’antan). Pour PVG, la seule stratégie de survie était celle de la consolidation : sur un marché qui se rétrécit, croître est un impératif. De reprise en reprise, PVG a recueilli les décombres des petits monopolistes régionaux à bout de souffle et les a intégrés dans son groupe. À Christian Schock de trouver de nouveaux créneaux dans le domaine de la logistique. Il évoque les services de distribution liés au commerce électronique, qui le mettraient en concurrence avec les services postaux. « Les kiosques auxquels nous livrons les journaux pourraient faire office de points de chute pour venir chercher son paquet. »
Le 22 août 1992 : il se rappelle la date exacte de son arrivée. Face à la folie meurtrière du Sentier lumineux (« c’était comme en Afghanistan »), il abandonne son job dans la publicité et quitte la Bolivie. Dans son kiosque rue Beck, tout est calibré au centimètre près. Le magasin tient dans un mouchoir de poche, douze mètres carrés « pour un loyer correct ». Dès qu’un habitué pousse la porte, Pedro Guillén Vidal, toujours souriant, a repêché la bonne marque de cigarettes, sorti le bon titre de journal. Il connaît les goûts de ses clients par cœur. « Un exercice mental, dit-il, pour ne pas m’endormir ».