De loin, on dirait des serviettes étendues au soleil devant le centre sportif de la Coque, le long de l’avenue Kennedy, sur de grandes constructions géométriques faites de tubes et de coudes en acier qui s’élancent sur une trentaine de mètres entre la station de bus et la centrale de chauffage urbain. Les tubes sont ceux qui sont normalement utilisés dans la tuyauterie des chauffages, référence à la centrale, donc, et la construction a été réalisée in situ sur les plans exacts de l’artiste Leni Hoffmann, alors que les « serviettes » sont en fait des bouts de bâches de camion (comme les utilisent les Suisses de Freitag pour confectionner sacs et autres objets design) choisis pour leurs couleurs, qui font référence à celles qui ont marquées l’artiste au Kirchberg.
Munka, l’œuvre réalisée pour Plateaux, une exposition d’art public au Kirchberg, pour simple qu’elle paraisse, est donc en fait une déconstruction complexe de l’environnement urbain direct et indirect dans lequel elle se situe. Elle prouve aussi que Leni Hoffmann, artiste allemande née en 1962 qui a commencé sa carrière en réalisant de gigantesques aplats monochromes en pâte à modeler, n’a jamais cessé d’être peintre, structurant l’espace et changeant la perception que nous pouvons en avoir avec les moyens de la peinture – le volume, la ligne et la couleur.
De loin, on dirait des voitures échouées au bord de la route, peut-être suite à un accident qui serait passé inaperçu par les faits divers de la presse quotidienne ? Les chauffeurs de cette Peugeot verte, de cette Saab bleue et de cette Nissan grise auraient-ils perdu le contrôle de leurs véhicules lors d’une course-poursuite endiablée sur le boulevard Kennedy, peut-être même lors du récent tournage de Doudege Wénkel de Christophe Wagner ? Pour son travail Damaged cars, l’artiste portugais Hugo Canoilas a récupéré les trois voitures dans une fourrière, les choisissant pour leur forme et leur couleur, et les a placées dans la nature et le long du trottoir, comme des ready-made commentant la sacralisation de la voiture dans la société en général et au Kirchberg en particulier – le boulevard Kennedy a été pensé il y a un demi-siècle comme l’artère principale d’un quartier « moderne » où la voiture serait reine.
De loin, on dirait un chantier, un obstacle à contourner pour entrer dans le parc en venant de la piscine. Mais ce dimanche-là, le portail La déception de The Plug (artiste belge qui travaille au Luxembourg) avait simplement été vandalisé par des ouvriers zélés, qui craignaient probablement que des promeneurs ou des joggeurs ne se prennent les pieds dans les éléments bas en fer forgé. La déception est un détournement de ces portails qui ornent les villas et bungalows des quartiers chics de Luxembourg, où les habitants vivent coupés du monde, emmurés dans leur petit univers commode contrôlé par toutes sortes de sociétés et installations de sûreté. Avec un tout petit geste ludique, en baissant les barres comme si un géant avait marché dessus, The Plug a ironisé cette obsession. Et il commente en même temps l’absurdité de toute tentative de contrôle des flux, des migrations ou des informations, car le portail peut aisément s’enjamber ou se contourner. Sauf le jour de notre visite, où des barrières de sécurité ridiculisaient l’œuvre.
De loin, on dirait des drapeaux. Mais en fait, ce qui flotte en haut de ces douze mâts installés en ronde sur la grande pelouse du Parc central n’est plus que l’esquisse d’un drapeau – ou son souvenir. Les morceaux d’organza transparents que Marco Godinho (artiste portugais qui travaille essentiellement au Luxembourg) a créés pour son Sans titre (Drapeaux transparents) questionnent la destinée européenne du plateau du Kirchberg, on peut y projeter de multiples interprétations en rapport avec l’identité, l’harmonisation au sein de l’Union, l’égalité de tous ou la liberté. Ou simplement les regarder et les écouter danser dans le vent.
À côté, l’artiste portugais Pedro Barateiro a installé sa plateforme Plateia, composée de seize chaises design dont les pieds ont été coulés dans une imposante dalle en béton, permettant de s’y installer à l’aise pour contempler le lac et le parc. Un peu plus loin, l’artiste français Claude Lévêque a installé une roulotte désaffectée sur un socle en parpaings haut de trois mètres, elle se retrouve là comme une tortue qu’on soulèverait, impossible de bouger, de « migrer » comme le font les touristes à travers le monde. Ring of fire, son œuvre créée elle aussi in situ pour cette exposition, se compose en outre d’une constellation d’étoiles à ampoules électriques comme on les utilise pour les décorations de Noël, enfermées dans la roulotte, qui la transforment de nuit en une de ces installations lumineuses ambiance fin de bal qui sont la marque de fabrique de Claude Lévêque.
Le travail de Sophie Krier (jeune artiste luxembourgeoise qui vit et travaille à Amsterdam), est carrément invisible : PPPPPPlateaux est une pièce sonore qu’on capte par de petits baladeurs (à emprunter au Kiosk) sur une fréquence FM sur le site du parc. Interviewant des experts de différents domaines (sociologie, urbanisme, voire botanique) et de simples usagers du Kirchberg, elle a réalisé une pièce radiophonique enjouée, plus proche toutefois du reportage journalistique, ayant pour thème le plateau lui-même.
Voilà d’ailleurs le principal problème de cette exposition : Plateaux est un grand geste (plus original qu’une séance académique, certes) pour célébrer les cinquante ans du Fonds Kirchberg, établissement public créé afin d’exploiter et d’urbaniser le quartier éponyme. Imaginé par Marianne Brausch, architecte et responsable de la communication du Fonds (et collaboratrice du Land), soutenu par le président Patrick Gillen et réalisé par le commissaire Didier Damiani, avec le soutien logistique d’Alex Reding (qui y a d’ailleurs placé plusieurs artistes de sa galerie) Plateaux est très sage, les œuvres consensuelles et décoratives, jamais contestataires ou critiques vis-à-vis par exemple de l’un ou l’autre aspect de la vie au Kirchberg. L’art est alors réduit à être une cerise sur le gâteau. Une belle cerise, certes, avec des artistes de renom qui ont réalisé de belles œuvres. Mais une cerise un peu légère, vite digérée et oubliée malgré tout.