Voir Aly Bintz en cuisinier, sa grande silhouette d'ours fatigué, désemparé, faire des bulles de savon. Apercevoir Martin Huber tout en blanc en Prospéro rappelant la figure classique de Dieu, perché en haut d'une estrade surveillant ses créatures, plein feux sur cette image précieuse dans un décor rugueux, cru. Se retrouver attablé avec tout le public et les acteurs dans une grande salle de banquet avec de luxueux chandeliers, au milieu de l'action. Suivre une troupe de matelots grossiers s'injuriant l'un l'autre, dans un couloir étroit, comme un embarquement sur une mer houleuse. Savourer la langue de Bruce Myers, son accent anglais et sa voix rauque, lorsqu'il jure de tous les noms en Caliban. Se réjouir de reconnaître des bribes du patrimoine musical populaire remixés et déformés par René Nuss
Vous l'aurez compris, la mise en scène de Frank Hoffmann de La Tempête de William Shakespeare est avant tout un spectacle visuel et sensuel, un voyage onirique au cur de l'univers théâtral. Comme une somme de son travail, son essence, son bilan, Frank Hoffmann cite ses anciennes mises en scène : le décor industriel et froid rappelle ses Räuber au théâtre des Capucins, les princes errants ceux du Traumspiel et encore plus (même par les costumes), ceux des Nègres à Esch, l'utilisation des télévisions plus ou moins réussie sont comme une réminiscence de sa My Fair Lady à Bonn. Si le programme 1999/2000 du Théâtre national du Luxembourg a été mis sous le signe des utopies, tout se passe ici comme s'il fallait faire un bilan du théâtre classique, puis invoquer une tempête cathartique pour en finir avec l'ancien et commencer une nouvelle ère.
Comme le fait Prospéro, duc de Milan chassé par son frère Antonio, maître de l'île sur laquelle se joue toute l'action. Ses seuls compagnons y sont le bon esprit Ariel ? magnifiquement interprété par Nathalie Ortega, qui en fait une joyeuse nymphe éthérée ?, sa fille naïve et surprotégée Miranda (Chloé Berthier) et son esclave, le sauvage indigène Caliban ? superbe Bruce Myers. Durant les quatre heures de temps réel que dure le spectacle, Prospéro va se venger par la magie et le savoir acquis par la lecture de ceux qui l'ont évincé, ils vont s'échouer et se perdre (dans tous les sens du terme) sur l'île, les affrontements seront drôles ou tragiques ? histoires d'amour, de poirots, de jalousies et de luttes pour le pouvoir ? mais tout se termine sur le pardon.
La Tempête (créée en 1611) fut la dernière pièce de Shakespeare, une sorte de testament, la plus harmonieuse, où l'on retrouve tous les thèmes qu'il traita dans ses drames et comédies antérieures : les guerres fratricides, les histoires d'amour, les quiproquos, la magie blanche, l'aspiration au pouvoir, l'humour gras et la truculence des badauds
Frank Hoffmann utilise la multitude de niveaux et de plots dont regorge chaque pièce de Shakespeare par exemple dans la distribution : le metteur en scène en profite pour se faire s'affronter des acteurs amateurs ou semi-professionnels luxembourgeois et des professionnels suisses, français, anglais (Bruce Myers, toujours lui, a travaillé Shakespeare plusieurs fois déjà avec Peter Brook). Que les matelots parlent carrément luxembourgeois est une idée ingénieuse pour ajouter un niveau de langage supplémentaire au texte qui fonctionne très bien.
Frank Hoffmann et son dramaturge Olivier Ortolani enrichissent le texte à bien d'autres niveaux encore. Ainsi, s'ils ne font qu'effleurer l'importance du savoir, des livres pour Prospéro, seuls biens qu'il a pu emporter dans sa fuite (alors qu'ils sont les personnages principaux dans l'adaptation cinématographique de Peter Greenaway, Prospero's Books), ils ont fait une lecture matérialiste et politique de l'uvre. Miranda, la fille choyée et surprotégée de Prospéro a le regard voilé, est aveugle à l'Autre parce qu'elle en ignore jusqu'à l'existence ; chez Hoffmann, Prospéro, le grand sage, la laisse s'abrutir devant la télévision, plus tard, il l'offrira comme une marchandise, comme de la viande, à son soupirant Ferdinand (Tom Leick).
Caliban, le plouc, le sauvage, travaille en esclave pour son maître : prolétaire exploité, ses tâches avilissantes sont ici celles de l'industrie primaire ? forcément sidérurgique, à Esch ! Et on en vient à se demander si Caliban le rustre ne se portait pas bien mieux avant sa « civilisation », car il savait apprécier les richesses naturelles de son île comme les sons qu'il adore, Prospéro lui a tout volé, la langue lui a surtout appris les gros mots. Écrite un siècle après la découverte du Nouveau Monde, La Tempête parle aussi de la découverte d'autres civilisations, de leur colonisation (de par l'histoire de la pièce, l'île est inspirée des Bermudes) et le duo Hoffmann/Ortolani travaille intelligemment cet aspect-là.
Dommage que ces éléments d'une interprétation originale se perdent dans un trop-plein d'ébauches, d'idées de mise en scène qui ne sont pas suivies par la suite : pourquoi le romantisme kitsch d'un musée et de L'invitation au voyage de Baudelaire au début par exemple, complètement superfétatoires ? Il eût fallu élaguer, et l'effet aurait été démultiplié.
La Tempête de William Shakespeare ; mise en scène : Frank Hoffmann ; assisté de Jacqueline Posing ; conception de l'espace : Christoph Rasche ; costumes : Anna Diener ; musique : René Nuss ; dramaturgie : Olivier Ortolani ; avec : Chloé Berthier, Aly Bintz, Pol Greisch, Pol Hoffmann, Martin Huber, Tom Leick, Jean-Paul Maes, Bruce Myers, Nathalie Ortega, Max Putz, Christiane Rausch, Annette Schlechter, Roger Seimetz, Serge Tonon et Mireille Wagener. Production : Théâtre national du Luxembourg.
Prochaines représentations : les 18, 19, 28 et 29 janvier à 20 heures à la Kulturfabrik à Esch-sur-Alzette ; téléphone pour réservations : 55 88 26