En 1988, l’économiste luxembourgeois Norbert von Kunitzki écrivait dans les pages du Land que Dieu était (un peu) luxembourgeois : « Lorsqu’on demande à un Brésilien comment sa nation s’arrange pour se sortir des plus mauvais pas, on reçoit souvent la réponse (en souriant, évidemment) : Deus é brasileiro — Dieu est brésilien. En étudiant l’histoire politique et, surtout, économique du Grand-Duché de Luxembourg, on peut arriver à une conclusion analogue. » En soutien à cette thèse, il avançait que les deux plus éclatantes réussites économiques du Luxembourg, son envol sidérurgique jusqu’à devenir le huitième producteur mondial d’acier, puis l’essor de sa place financière, reposaient, dans des proportions significatives, sur une série de hasards heureux dont le Grand-Duché avait su intelligemment tirer parti … grâce notamment au doigté de ses législateurs.1 Liste non exhaustive des « hasards » : don du fer, invention du procédé Thomas-Gilchrist par deux ingénieurs britanniques, Kouponsteuer, interest equalization tax, augmentation des réserves obligatoires par la Bundesbank ou encore mansuétude belge.
Depuis la crise des subprimes et les difficultés budgétaro-institutionnelles de la zone euro qui ont suivi, il semblerait que le Très Haut, qui aurait un temps résidé dans la minette avant de prendre ses quartiers au Kirchberg, ait cessé d’être luxembourgeois. Car depuis, le Grand-Duché peine à retrouver les standards de ses années « glorieuses » (ARBED-economy) et « splendides » (âge d’or de la place financière). Voilà donc quinze ans que le pays est en panne de gains de productivité et que les nombreuses initiatives destinées à « diversifier » l’économie génèrent davantage de rapports écrits par des férus de best practice que d’activités et de recettes fiscales.
Fin-clean-health-tech, « Rifkinerie », finance islamique, affaires spatiales, freeport, etc., rien de tout cela n’a (jusqu’à présent ?) apporté de juteuses retombées. En dépit des house of XYZ, des fit4 et de l’aide à la primo-création d’entreprise, les start-ups peinent à quitter le « start » pour atteindre le « up ». Un signe qui ne trompe pas : l’Observatoire de la compétitivité a cessé de communiquer sur l’impact économique, relativement modeste et très dépendant d’un nombre restreint d’entreprises emblématiques (e.g. Amazon, SES), des nouveaux secteurs prioritaires !
Près de quatre décennies après la thèse iconoclaste — et un brin provocatrice — de Norbert von Kunitzki, le Grand-Duché, jadis « pays de cocagne », ne surfe plus allègrement sur une vague de prospérité permise par une hyper-attractivité alimentée, entre autres, par les erreurs légales et réglementaires des autres. Certains objecteront que le pays demeure parmi les plus prospères avec des fondamentaux socio-économiques flatteurs : niveau de vie élevé, infrastructures publiques en excellent état, forte attractivité migratoire, proportion élevée de propriétaires en comparaison aux principales métropoles européennes, dette publique relativement contenue, population qualifiée, fonctionnaires bien rémunérés, confiance dans les institutions, etc. Mais s’arrêter à cela revient à confondre « rentes » et « bénéfices ». Car nonobstant ses indéniables atouts, le (futur du) Grand-Duché n’est plus tout à fait ce qu’il avait l’habitude d’être.
La société est littéralement « malade » du logement, obsession devenue bombe sociale à retardement. Alors que tous les acteurs de la chaîne immobilière ont à la bouche qu’« il faut construire davantage », les dernières statistiques officielles renseignant le nombre de logements achevés concernent l’année 2020 (consultation au 14 juin 2025). Autrement dit, tous ceux qui parlent de l’offre insuffisante s’adonnent à des considérations au « doigt mouillé », voire ne sont que des aveugles qui exposent leur point de vue. Aussi, même les promoteurs publics et apparentés peinent à trouver des acquéreurs solvables pour leurs logements « abordables ». Le Fonds Kirchberg a été obligé de racheter un de ses projets (Kiem 2050) et la SNHBM en est à faire de la publicité en Belgique pour son (surmédiatisé) projet Elmen. Quant au marché locatif, il est devenu tellement dysfonctionnel que les autorités tolèrent que des bailleurs crapuleux violent la loi sur le bail à loyer.2
La démographie, qui a longtemps été une force, est en train de devenir un casse-tête de défis sociaux (cf. Le grand retour du problème démographique, d’Land du 03.01.2025). Le pays compte désormais quasiment autant de seniors de plus de 65 ans (103 000) que de jeunes de moins de 15 ans (106 000), 27 pour cent des femmes âgées entre 35 et 39 ans n’ont pas d’enfant, 25 pour cent des ménages unifamiliaux avec enfants sont des familles monoparentales, le malaise civique menace(rait) et la diversité croissante semble augmenter la fréquence et le sujet des manifestations.
Les inégalités sont tellement criantes (cf. Processus ségrégatifs, d’Land du 06.01.2023) que des fidéistes de la « théorie » du ruissellement en sont à proposer de réduire les pensions les plus élevées comme concession des épaules les plus larges au profit de ceux ayant de plus faibles niveaux de rémunération et à réclamer une « indexation sociale » à même de contribuer à réduire les écarts salariaux qui résultent du système d’indexation en vigueur. Le principe supérieur de la « déconcentration concentrée » peine à se matérialiser et les disparités entre les communes, mesurées selon le revenu des habitants ou les prix immobiliers, se sont accentuées.
Le marché du travail, qui a un temps connu boom après boom, cale dans des proportions inquiétantes et, à certains égards, se précarise (cf. interview de la directrice de l’Adem, d’Land du 16.05.2025). La fontaine des travailleurs frontaliers (26 pour cent de l’emploi intérieur en 1993, 47 pour cent en 2023) déborde moins de jouvence.
L’Union européenne, longtemps une alliée objective sur laquelle le Grand-Duché pouvait s’appuyer pour étendre son territoire et profiter de degrés de liberté s’est muée en surveillante austère qui impose, à coup de directives, la convergence, voire l’harmonisation, des règles fiscales.
En somme, le Luxembourg a changé d’ère. Autrefois porté par des vents très favorables, il est devenu un pays « normal » qui se doit désormais de ramer, de retrousser des manches, de serrer des ceintures et de veiller en permanence à respecter le principal commandement divin depuis Adam et Eve : Don’t do stupid shit.
Reste à espérer que, s’il a véritablement restitué son passeport luxembourgeois, Dieu n’a emporté avec lui ni l’intelligence pragmatique, ni le sens du compromis, ni le cœur socialiste (en dépit d’un appétit de capitalistes 3) des élus et des partenaires sociaux chargés de réenchanter l’avenir4 et tenus de renouveler les fondements (endogènes) d’une croissance plus forte, plus inclusive et plus soucieuse des équilibres environnementaux que ce que « boule-de-cristallisent » les projections.
Les gains de productivité ou l’épiphanie économique
Les gains de productivité sont la part de la croissance qui ne s’explique pas par l’augmentation des quantités de travail ou de capital mobilisées. Ils correspondent donc à la « mesure de notre ignorance des causes de la croissance économique » et s’apparentent à « une manifestation divine » qui permet de faire plus avec moins et d’élever les niveaux de vie en préservant les ressources. S’aventurer à répondre à la question « que faire pour redresser les gains de productivité au Luxembourg ? » s’apparente par conséquent à tenter d’expliquer comment reproduire la conduite de balle de Diego Maradona.