Un changement législatif pour hâter la naissance d’un complexe militaro-industriel luxembourgeois

Le lobby de la défense veut faire la loi

Présentation  de matériel militaire luxembourgeois en mars 2022
Foto: Sven Becker
d'Lëtzebuerger Land vom 20.06.2025

« Nous attendons un retour sur investissement. » Pour le Premier ministre, Luc Frieden (CSV), vendredi dernier en briefing-presse post-conseil de gouvernement, il n’est pas question de dilapider des milliards dans l’industrie de la défense des autres. Son ancienne chambre d’obédience, celle du commerce, n’a pas attendu sa prise de position pour avancer ses pions. Lundi lors du salon aéronautique du Bourget, avec cette année une forte coloration militaire, le lobby luxembourgeois de la défense est officiellement né. LuxDefence, c’est son nom, se veut « le partenaire de confiance du gouvernement, un outil stratégique à sa disposition pour maximiser le retour économique de l’effort de défense du pays. » Pour son président André Wilmes, cette nouvelle association doit favoriser l’émergence d’un « écosystème de défense à la hauteur (…) ».

Pour l’instant, cet écosystème serait encore « jeune ». Un catalogue produit par l’agence Lux- innovation et mis en avant cette semaine au Bourget identifie une centaine d’entreprises opérant dans la « sécurité et la défense ». « La situation sécuritaire en Europe et au-delà exige un effort de réarmement inédit. Pour être au rendez-vous de cette exigence, nous avons besoin d’une industrie de défense forte et innovante. Le Luxembourg a les compétences et l’agilité nécessaires pour contribuer pleinement à cette dynamique. Ce catalogue en est la preuve concrète », souligne la ministre de la Défense, Yuriko Backes depuis le Bourget. Mais tout n’est pas si rose pour l’économie luxembourgeoise… ou plutôt tout n’est pas si kaki. Si le ruissellement du désordre mondial doit être canalisé vers le Grand-Duché, alors le tissu d’entreprises n’est pas assez étoffé pour éponger les centaines de milliards destinées à l’industrie de l’armement, selon la Chambre du commerce.

Fin avril, cette dernière a présenté sa nouvelle excroissance militaire : Lux4Defence, avec une orthographe à l’anglaise, comme pour mieux tourner le dos aux États-Unis. En se distanciant de la protection du Vieux Continent, l’administration Trump contraint l’Europe à engager plus de crédits dans la défense via l’Otan. L’on attend d’ailleurs de savoir quels seront les nouveaux seuils (voir page 3).

Lux4Defence a produit un catalogue de revendications. La dixième et dernière préconise de lever les restrictions légales au développement de l’industrie de la défense. Selon la responsable à la Chambre du commerce, Christel Chatelain, plusieurs entreprises cherchant un asile en Europe auraient renoncé à s’installer au Grand-Duché à cause de la législation luxembourgeoise. Pour Christel Chatelain, la loi du 2 février 2022 sur les armes et munitions « interdit tout ». En effet, toute opération commerciale (importation, exportation, fabrication, location, etc) sur des armes ou munition de « catégorie A » est interdite, selon le texte en question. Ces armes sont celles qui figurent sur la liste commune des équipements militaires de l’UE. « La justice pourrait interpréter ce texte comme si toutes les armes sur cette liste étaient interdites aux civils au Luxembourg », prévient Lux4Defence. Toute activité commerciale destinée à un usage purement militaire pourrait donc être considérée comme illégale. Ce qui dissuaderait les groupes spécialisés de s’implanter au Luxembourg. « Il y a même des entreprises, que je ne peux pas citer, qui étaient déjà présentes lorsque la loi a été votée et qui mènent depuis des activités illégales », poursuit la directrice des affaires économiques de la Chambre de commerce.

Le projet de loi en question avait été déposé par Félix Braz (Déi Gréng) en mars 2019. Il devait transposer une directive européenne de 2017 censée limiter l’utilisation d’armes à des fins criminelles. Le texte du ministre écologiste devait aussi redonner une clarté à une loi de 1983 maintes fois amendée. Le texte ignore complètement l’industrie de l’armement. Il évoque la possibilité d’acquérir des armes à « des fins éducatives et culturelles, y compris pour des pièces de théâtre », mais n’envisage que les courtiers d’armes et les armuriers comme professionnels. Ni le gouvernement ni la Chambre de commerce n’y avaient vu un risque économique à légiférer ainsi. « Le contexte était totalement différent », justifie Christel Chatelain. L’investissement dans le militaire était limité à l’époque.

Les lobbyistes ont donc pris contact avec le gouvernement. Dans le registre des entrevues publié le 3 juin, la ministre de la Défense et le ministre de l’Économie, Lex Delles, renseignent une réunion organisée le 27 mars avec Philippe Glaesener (SES), Robert Schaus (Presta Cylinders), André Wilmes (Rafinex), Carlo Thelen et Christel Chatelain (Chambre de commerce). Le sujet ? « Un échange de vue sur les recommandations de la Chambre de commerce pour développer une base industrielle et technologique de défense renforcée au Luxembourg, y compris sur une révision éventuelle de la loi du 2 février sur les armes et munitions ». L’objectif pour le jeune lobby ? Obtenir un « meilleur équilibre entre les impératifs de sécurité et le développement économique du secteur ».

Lux4Defence propose d’instaurer un régime d’exception encadré où l’exploitation commerciale d’armes de catégorie A pourrait être autorisé. De même, la procédure d’autorisation serait simplifiée (c’est dans l’ère du temps), mais avec « des critères d’évaluation transparents ». La Chambre de commerce préconise de passer en revue les législations nationales issues de directives européennes dans le domaine de la défense dans une logique « toute la directive, rien que la directive », et éliminer de la législation nationale « tout désavantage compétitif inutile ». Il est notamment question des exigences en matière d’habilitation pour les personnes travaillant sur des projets Otan classifiés (voir encadré).

Glaesener & co demandent à ce qu’un nouveau projet de loi soit déposé avant l’été. Ladite saison commence ce vendredi et le ministère de la Défense n’a pas déposé de projet de loi. « Un groupe de travail interministériel est en train de faire l’analyse du cadre législatif actuel », informe sobrement la direction de la Défense. En 2022, les Verts avaient fait voter une motion invitant le gouvernement à évaluer la qualité de la loi trois ans après sa mise en œuvre. Le moment s’y prête. En avril, la Chambre de commerce avait insisté sur l’urgence. Un groupe de travail prépare une stratégie pour l’industrie de la défense. Elle sera présentée au conseil de gouvernement « dans les meilleurs délais » selon les services de Yuriko Backes. Lors de son discours devant les députés en mai, Luc Frieden avait aussi indiqué que la SNCI serait mobilisée pour créer un fonds investissant dans les entreprises produisant des biens et services à vocation militaire ou à double usage. p

Glaesener dans les petits papiers

Le gouvernement souhaite que l’investissement dans la Défense bénéficie à l’économie nationale. Le Luxembourgeois Philippe Glaesener a bien entendu le message. Le VRP de SES auprès des institutionnels occupe les trois premières rangées du tableau de rendez-vous avec des tiers de la ministre de la Défense, Yuriko Backes (DP). Philippe Glaesener s’est présenté le 27 mars dans sa mission pour la Chambre de commerce (voir par ailleurs). Celui qui est dans le privé partenaire de Corinne Cahen (DP) s’est aussi présenté à la direction de la Défense quelques jours après la conférence de Munich sur la sécurité au cours de laquelle le vice-président américain, JD Vance, avait fait comprendre que l’Europe devait abonder l’Otan bien plus encore. Le 24 février, Philippe Glaesener a vu Yuriko Backes en compagnie d’Yves Elsen (Hitec), Gerard Hoffman (Proximus) et Georges Santer (Fedil) sous l’égide du lobby patronal, Glae (Groupement luxembourgeois de l’aéronautique et de l’espace). L’objet ? Demander une révision de la législation en matière de classification des pièces et des habilitations de sécurité.

Le troisième rendez-vous entre Glaesener et Backes était intervenu presqu’un an plus tôt, avant la réélection de Trump, dans un contexte plus business as usual, pour présenter à la nouvelle ministre les axes de coopération entre SES et le gouvernement. Étaient aussi présents le directeur général de l’opérateur de satellites, Adel Al-Saleh, le chef produits Xavier Bertran et le patron de la joint venture avec l’État Luxgovsat, Patrick Biewer. Ont été évoquées la loi autorisant le gouvernement à financer le programme Medium Earth Orbit Global Services et la loi autorisant le gouvernement à acquérir et exploiter un satellite destiné aux communications gouvernementales et militaires (selon le registre des entrevues). La direction de la Défense ne veut pas dire si le satellite LuxGovSat-2 évoqué par le Premier ministre lors de son discours sur l’état de la nation en mai avait été promu lors de cette réunion chez la ministre de la Défense. Le dernier rendez-vous renseigné par les services de Backes est une entrevue avec l’ancien ambassadeur des États-Unis (plus gros client de SES) durant lequel Thomas Barrett s’est félicité de l’effort d’investissement du Luxembourg dans l’Otan, alors porté à deux pour cent du RNB à l’horizon 2030. Un autre monde.

Pierre Sorlut
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