L’arrivée de Blue Origin, la firme de Jeff Bezos, est un signal positif pour le secteur spatial luxembourgeois qui se distingue autant par ses promesses, que par ses fragilités

Terminus les étoiles

Un rover d’Ispace devrait rouler sur la lune d’ici 2030
Foto: Sven Becker
d'Lëtzebuerger Land vom 27.06.2025

Pour le pays, c’est une belle prise. Selon Spherical Insights, cabinet spécialiste en intelligence de marché, Blue Origin se situe en 2025 dans le top trois mondial des entreprises spécialisées dans les atterrisseurs et rovers spatiaux. Son patron, Jeff Bezos, également patron d’Amazon et soutien déclaré de Donald Trump, est aussi une bête médiatique. En avril dernier, l’envoi d’une fusée New Shepard avec six femmes à bord, dont la chanteuse Katy Perry et la compagne de Bezos, Lauren Sánchez, a fait un buzz planétaire. Leur mariage à Venise, ce week-end, aussi.

Le ministère de l’Économie confirme qu’« une entreprise de cette envergure peut significativement renforcer le poids du secteur spatial dans le pays ». Marc Serres, directeur de la Luxembourg Space Agency (LSA), renchérit devant le Land : « Il est certain que cela va accroître notre visibilité. Il n’y a pas beaucoup d’entreprises de cette dimension dans le monde. » Toutefois, il ne s’attend pas à « une révolution » immédiate, il évoque plutôt « une graine plantée pour l’avenir. »

L’installation de Blue Origin au 18, avenue de la Liberté se fera à l’automne, comme l’a confirmé au Land la firme basée à Seattle. Le bureau comptera au départ entre quinze et trente employés. Leur première mission sera de gérer l’exploitation de la chaîne d’approvisionnement européenne, c’est-à-dire d’être au contact de leurs fournisseurs sur le Vieux Continent.

Quant à lancer un service de recherche et développement dans un deuxième temps, « nous en discutons, mais il n’y a encore rien de concret », relève Marc Serres. Le site web de Blue Origin explique en effet que l’exploitation des ressources spatiales est un de ses objectifs principaux. « The road to space will be built from the limitless treasures off the solar system. We must learn to “live off the land“ to fully realize the promise of space fort the benefit of Earth.  » La marotte de l’ancien ministre de l’Économie, Étienne Schneider (LSAP), est donc toujours d’actualité. Autre vestige de son investissement dans l’espace, l’European Space Resources Innovation Centre (Esric) créé en 2020 à Belval, seul institut au monde spécialisé dans l’exploitation des ressources spatiales, fondé par la LSA et le List. « Je spécule un peu, mais je serais étonné que leurs travaux n’intéressent pas Blue Origin », ose Marc Serres. Le CEO de Blue Origin David Limp a énuméré sur X (ex-Twitter) ce qui a fait pencher la balance du côté du Luxembourg : « Its significant investments in space, the government’s support for our growth and long-term vision, and its central location. »

L’installation de Blue Origin a été facilitée par le fait que Tim Collins, vice-president of global supply chain de la firme, est aussi l’homme qui a supervisé le développement d’Amazon au Luxembourg, une autre création entrepreunariale de Jeff Bezos. La page LinkedIn de l’homme d’affaires indique qu’il a vécu deux ans au Grand-Duché, de 2013 à 2014. « It’s easy to attract talents here, and it’s a great place to do business », a-t-il déclaré le 19 juin lors de la confirmation de l’arrivée de la firme.

Marc Serres assure que la signature de la déclaration d’intention paraphée par Lex Delles et David Limp ne s’accompagne d’aucune incitation financière de la part de l’État. Le document ne fait qu’ouvrir la voie à de futures coopérations que pourrait nouer Blue Origin avec des acteurs publics ou privés de l’écosystème luxembourgeois, sur les plans technologiques, industriels et scientifiques.

Ce bureau luxembourgeois ne permettra pas non plus à Blue Origin d’obtenir plus facilement des financements européens, l’entreprise étant toujours américaine. « Par contre, nous sortons d’un moment sans lanceur européen et les acteurs du continent ont dû notamment faire appel à Space X pour lancer leurs satellites. Si Blue Origin offre un bon service à un bon prix, ils seront forcément dans la course », reconnaît Marc Serres.

Les start-ups au cœur du programme

La LSA vient de communiquer les conclusions d’un rapport commandé au Statec pour évaluer le poids du secteur spatial dans l’économie nationale. En 2023 (derniers chiffres disponibles), il pesait 80 entreprises et 1652 emplois. La branche représente aujourd’hui 1,7 pour cent de la valeur ajoutée totale du pays. La valeur ajoutée brute produite a augmenté de 21,7 pour cent entre 2012 et 2018, puis de 74 pour cent entre 2018 (date de création de la LSA) et 2023. Alors qu’elle s’établissait à 803 millions d’euros en 2018, elle a atteint près de 1,4 milliard en 2023. En 2012, le secteur comprenait surtout l’acteur historique SES qui concentrait 450 des 700 emplois concernés. Le reste était partagé entre les 23 entreprises et des deux instituts de recherches du Luxembourg Space Cluster.

Si l’écosystème spatial est dynamique, il a aussi sans doute gagné en maturité. Sous Étienne Schneider, le pays a foncé tête baissée dans l’exploitation des ressources spatiales. Un pari risqué, car les réussites potentielles étaient nécessairement très lointaines. La faillite de la société Planetary Ressources en 2018, deux ans après avoir reçu 25 millions du gouvernement, reste l’exemple le plus marquant de cette époque où l’enthousiasme se doublait d’une générosité assez naïve.

Aujourd’hui, les soutiens sont mieux évalués, assure Marc Serres. « Nous nous concentrons sur certains domaines qui ont un potentiel de développement commercial, notamment les télécoms et l’observation de la terre. Le développement des activités en orbite (qui profitent de la microgravité), nous intéresse également. Même s’il n’y a pas encore de marché, le potentiel est énorme. »

Les aides attribuées aux entreprises peuvent consister en une participation au capital, via la SNCI, à travers le Luxembourg Future Fund (monté en coopération avec le Fonds européen d’investissement). Sa première version (LFF1, 2015-2023) a distribué 150 millions d’euros. Le budget de la deuxième (LFF2, depuis 2023) pourrait monter jusqu’à 200 millions.

Ces aides peuvent aussi prendre la forme de subventions attribuées à travers le Fonds de l’innovation, une ligne budgétaire du ministère de l’Économie qui porte environ quarante millions d’euros chaque année. Avant d’être approuvés, ces dossiers transitent par l’Agence spatiale européenne qui en valide la qualité.

LuxImpulse est le programme national de financement spatial du Luxembourg. Géré par la Luxembourg Space Agency et mis en œuvre en partenariat avec l’Agence spatiale européenne, il distribue annuellement autour de trente millions.

« Notre stratégie actuelle est de soutenir la diversification en accompagnant les entreprises qui souhaitent s’établir au Luxembourg », avance Marc Serres. Et donc plus de miser gros sur une poignée de projets. Leurs financements publics (de quelques centaines de milliers, jusqu’à un ou deux millions d’euros) permettent désormais de se lancer en attendant d’attirer l’intérêt d’investisseurs ou de clients. « Nous ne voulons pas les rendre dépendantes à l’argent public », souligne le directeur de l’ESA.

Cette politique entraine la présence de nombreuses start-up qui n’en sont qu’à leurs premiers stades de développement « Mais nous pouvons aussi mettre de l’argent sur des missions ambitieuses », relève Marc Serres en donnant l’exemple d’Eagle-1, le premier système européen de distribution quantique de clés cryptographiques par satellite, qui a reçu plus de vingt millions d’euros de l’État en 2023. Certes, mais ce programme est opéré par SES, dont l’État possède près de douze pour cent du capital. Sans compter les parts d’autres institutions luxembourgeoises comme la BCEE (10,2 pour cent) ou la SNCI (4,7 pour cent). Pas des débutants, donc.

Grande opacité

La fragilité du secteur se manifeste par exemple dans les difficultés que traverse actuellement l’Américaine Spire Global, entreprise américaine fondée en 2012, dont le bureau européen fort d’une cinquantaine d’employés, se trouve rue Sainte-Zithe, à Luxembourg. En 2017, Spire a reçu 70 millions d’euros du Luxembourg Future Fund. Elle a ensuite levé vingt millions d’euros auprès de la Banque européenne d’investissement (2020 ) et, l’année suivante, l’État luxembourgeois lui donnait trois nouvelles missions moyennant des subventions (détection des débris spatiaux, observation de la Terre, communication intersatellites).

Mais, contrainte par un endettement croissant, la société qui était considérée comme une des meilleures chances de licorne au Grand-Duché a été contrainte, en début d’année, de céder sa branche maritime, la plus lucrative, aux Belges de Kpler pour 241 millions de dollars. Marc Serres espère maintenant que la vente de ce département qui créait une bonne part de l’activité luxembourgeoise de l’entreprise permettra de stabiliser sa croissance et que Kpler choisira de maintenir ce service au Grand-Duché. « Rien n’est encore décidé. »

D’autres entreprises sont porteuses d’espoir, à l’image de OQ Technology, créée en 2016. Cette entité luxembourgeoise basée à Leudelange et Wasserbillig (avec des filiales à Athènes et en Arabie Saoudite), a levé treize millions d’euros lors d’un premier tour de table en 2022. Elle opère une constellation de satellites dédiée à la communication 5G des objets, qui permet de connecter des machines et des actifs partout dans le monde, y compris dans les zones isolées. Ses principaux clients se trouvent dans les secteurs pétrolier et gazier, du transport, de la gestion de flotte ou la maintenance prédictive.

Hydrosat, qui va lancer son deuxième satellite ce week-end, est spécialisée dans l’imagerie hyperspectrale dont les applications sont nombreuses dans l’agriculture de précision et la gestion de l’eau. Elle a obtenu quinze millions d’euros lors d’un tour de table en 2023, en même temps que cinq millions de subventions gouvernementales. « Ces deux start-ups sont effectivement de niveau international et leurs marchés potentiels sont très grands », appuie Marc Serres.

Ispace, qui aurait pu faire atterrir le premier rover luxembourgeois sur la lune le 5 juin dernier si l’alunisseur Resilience ne s’était pas crashé, a également le vent en poupe. Dans Le Quotidien, le directeur général d’Ispace Europe, Julien Lamamy, annonçait ce mardi que deux autres véhicules lunaires seraient envoyés vers la lune d’ici 2030.

Il reste toutefois très difficile d’obtenir une vision globale des investissements réalisés par l’État dans le secteur spatial. Le ministère de l’Économie ne livre pas le détail des subventions qu’il alloue lui-même aux entreprises. Impossible de connaître, dès lors, le ratio de celles qui réussissent et de celles qui disparaissent. Quant aux bilans annuels de la SNCI, ils donnent les orientations, mais ne livrent pas de détails.

La Commission inquiète le secteur

Un nouveau voile d’incertitudes vient de se lever. Ce mercredi, la Commission européenne vient de présenter l’EU Space Act, une initiative législative qui promet de créer un cadre harmonisé pour les activités spatiales dans l’Union. Le communiqué de presse indique qu’ « elle vise à garantir la sécurité, la résilience et la durabilité environnementale, tout en renforçant la compétitivité du secteur spatial européen. »

Le point de vue luxembourgeois n’est pas aussi tranché. La loi de 2017 sur l’exploitation des ressources spatiales résisterait-elle à une normalisation continentale ? La question se pose. « Nous allons étudier le texte dès qu’il sera disponible et nous ferons attention à ce que l’Europe ne crée pas plus de difficulté qu’elle ne génère d’opportunités », lance Marc Serres. Le directeur de la LSA avoue être perplexe. Jusqu’à présent, la Commission n’a pas de compétence dans le domaine spatial et onze pays européens sont déjà dotés d’une législation en la matière. « Si les autres n’en ont pas, c’est qu’il n’en ont pas besoin, soupire-t-il. Que va apporter ce cadre commun pour eux ? »

L’espace est la nouvelle frontière, la promesse d’un nouvel eldorado. En attendant, la réalité a brisé les ambitions de beaucoup d’enthousiastes. Car y accéder coûte cher et s’y implanter encore plus. Une mission satellitaire standard coûte autour de 300 millions d’euros et il est habituel qu’une mission scientifique intégrant le développement de nouveaux équipements dépasse le milliard. À l’aune de ces montants, les subventions luxembourgeoises sont finalement très mesurées.

Le contexte international très belliciste va cependant provoquer un nouvel emballement avec l’arrivée massive de crédits militaires, comme cela vient d’être entériné mercredi lors du sommet de l’OTAN à La Haye. C’est ce qu’a notamment rappelé mercredi Laurent Zeimet (CSV) à la Chambre, soutenant que SES pourrait participer à cet effort « en utilisant ces capacités spatiales pour garantir la paix sur Terre ».

La souveraineté face aux grands groupes devient aussi un enjeu existentiel. Lors de la même session à la Chambre, Marc Baum (Déi Lenk), regrettait que « l’énorme potentiel utopique de l’espace » était gâché par « sa commercialisation et sa privatisation par des multimilliardaires. » Une direction « soutenue par le gouvernement », qui accueille donc à bras ouvert l’un d’entre eux, Jeff Bezos, « qui ne veut pas le bien de l’humanité, mais seulement s’enrichir. » L’espace faisait rêver. Désormais, il inquiète aussi.

Note de bas de page

Erwan Nonet
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