À suivre notre ministre des Affaires étrangères, doyen des ministres des Affaires étrangères de l’Union européenne, on a l’impression que le métier consiste essentiellement à commenter l’actualité européenne et internationale sur les chaînes de radio et de télé étrangères les plus diverses.
L’accent exotique et la façon plutôt directe de s’exprimer ont un certain charme. Et la fréquence des apparitions est interprétée par d’aucuns comme signe de succès. Mais ce qui m’intéresse, outre la forme et la fréquence, c’est le contenu du message formulé au nom du gouvernement et, dès lors, du pays. Un contenu d’ailleurs des plus divers et qui aborde la défense de la cause palestinienne (très souvent), la question des réfugiés (cela plutôt en sa qualité de ministre de l’Immigration) en passant sporadiquement par le Venezuela ou encore l’Ouzbékistan, l’opposition régulière et systématique au président Trump, la condamnation conséquente des positions italiennes, autrichiennes et hongroises ainsi que l’abhorration du racisme, de la xénophobie et des fascismes de toutes sortes.
Bon, tout cela est très important, inattaquable, bien dans l’air du temps et parfois même intemporel. Et, somme toute, partageable par une grande majorité de citoyens. Cela fait passer à la télé et grimper les sondages personnels. Mais cela ne fait pas encore un concept de politique extérieure. C’est tout au plus un concentré des intérêts personnels d’un ministre qui, vu sa longévité et sa cote de popularité, n’a plus de compte à rendre à personne et qui en profite bien. Je doute que le gouvernement au complet partage les intérêts et les priorités de notre doyen voyageur.
Un concept plutôt qu’un concentré d’intérêts personnels
D’aucuns me diront avec un clin d’œil que nous n’avons guère besoin d’un concept de politique extérieure, qu’il suffit de veiller à s’inscrire de façon sympathique sur la carte européenne et mondiale, de se tenir en bons termes avec les grands et ses voisins et coi pour le reste. L’argument avancé pour soutenir cette thèse étant que ni notre poids politique ni nos capacités militaires ne nous permettent de jouer dans la cour des grands – ni même d’ailleurs dans celles des mi-lourds.
Je m’inscris absolument en faux contre la pertinence de ce raisonnement. Il pouvait avoir une part de vérité il y a 50 ans, au temps où notre pays n’était un rival sérieux pour personne et où il était de bon ton d’aider les petits. Notre succès économique a changé la donne. Nous sommes depuis des années un compétiteur financier sérieux et l’objet de nombreuses jalousies, envies et attaques. Et nous avons donc besoin d’une politique étrangère réfléchie, efficace, organisée et cohérente. Dans son programme de coalition, l’actuel gouvernement avait promis d’élaborer une matrice en matière de politique étrangère. Il ne l’a pas fait. Lors du dernier débat sur les Affaires étrangères à la Chambre, j’avais insisté pour que cette discussion soit lancée. Fin de non-recevoir de la part du ministre qui se considère comme programmatiquement auto-suffisant et refuse de se laisser encadrer par un concept, une priorisation ou une ligne de conduite quelconque. C’est du moins ignorer que les affaires étrangères sont aujourd’hui l’affaire de tout le gouvernement – chaque ministre ayant dans ses fonctions des contacts divers avec ses homologues étrangers – et surtout du Premier ministre dont les relations diplomatiques au niveau européen et international devraient entièrement cadrer avec le travail de son diplomate en chef. D’où le besoin évident d’une ligne de conduite et d’une coordination.
Anticiper les choses pour mieux les gérer
Il est bien agréable et intéressant de se promener à travers l’histoire du monde et des problèmes à résoudre, on peut en trouver partout. Mais je considère que la mission première de notre diplomatie est de s’atteler à défendre les intérêts de notre pays et de ses citoyens en tout premier lieu.
Et cela, tout d’abord dans les institutions multilatérales. Car c’est là où notre action peut être la plus efficace. Seuls nous avons des difficultés à nous imposer. Dans les institutions multilatérales notre poids peut être décuplé. Défendre notre sécurité, notre indépendance et notre influence – ce qui n’est pas une tâche vaine aux temps où nous vivons – implique une concentration de nos efforts diplomatiques dans les enceintes internationales, que ce soient celles de l’Union européenne ou encore de l’Onu, de l’OMS, du BIT ou d’autres…. Concentration des efforts diplomatiques mais également vision claire de nos finalités politiques.
À titre d’exemple, citons la grande discussion sur le futur de l’Europe qui est en train de se préparer dans les enceintes européennes et qui risque de déraper sur le terrain de la modification des traités. Ce qui serait, à mon avis, dommageable au moment actuel pour le fonctionnement de l’Europe, mais surtout dangereux pour le Luxembourg. J’estime que le Ministre devrait dès aujourd’hui, respectivement dès hier, avoir analysé la situation, fixé nos lignes rouges et nos propositions, avoir préparé une stratégie pour aborder le dossier et être en train de chercher des alliés pour consolider nos positions.
Ne jamais laisser venir les choses, mais les anticiper pour mieux les gérer.
La Conférence sur le futur de l’Europe n’est qu’un dossier pour illustrer mes propos. Il en existe des dizaines d’autres. Le ministre a à sa disposition, avec la diplomatie luxembourgeoise, un instrument de haute qualité et de grande compétence qui fait aujourd’hui un travail formidable et qui ne demande qu’à se mettre au service d’une volonté politique, pour autant que celle-ci s’exprime clairement et avec conséquence.
Être efficace dans le multilatéral exige un travail de fond dans le bilatéral
La diplomatie et surtout son aspect multilatéral est plus qu’on ne le pense une question d’alliances bilatérales et d’alliés objectifs. Gagner la confiance et pouvoir avoir confiance. Cela se construit. Pas dans l’immédiat mais dans le temps, au fur et à mesure des combats livrés ensemble. Ce n’est pas l’affaire de notre ministre des Affaires étrangères, qui préfère les déclarations tonitruantes spontanées pour une minute d’antenne en direct. Je dois avouer que le Premier ministre est beaucoup plus doué sur ce registre, sachant avec sa façon informelle, directe et très personnalisée, tisser des liens utiles au bon moment. Cela s’est par exemple avéré opportun lors de la crise du Covid, lorsque la fermeture des frontières risquait d’asphyxier notre système de santé et que des coups de téléphone « à Angela, Emmanuel et Sophie » – je ne fais que citer l’auteur – ont permis d’atténuer le risque.
Mais les liens personnels – même lorsqu’on se tutoie – ne peuvent tenir lieu de stratégie politique. Il s’agit aujourd’hui d’aller chercher systématiquement des alliances ailleurs. Le Portugal peut, pour des raisons évidentes et mutuelles, être un allié évident. L’Irlande me semble aujourd’hui, après le Brexit, un nouvel allié indispensable. Je ne comprends pas le refus du ministre des Affaires étrangères d’y ouvrir une ambassade. L’Irlande a un ambassadeur résident au grand-duché, mais surtout, nous desservons aujourd’hui l’Irlande par notre ambassade de Londres, donc par une ambassade qui maintenant se trouve dans un pays extérieur à l’UE. Mais intéressons-nous également, de manière systématique, à des pays qui volent aujourd’hui encore sous notre radar. La Lituanie, la Lettonie ou l’Estonie par exemple, avec lesquels nous partageons certains objectifs. Ou Malte et Chypre, qui nous ressemblent de par la taille et peuvent devenir des alliés objectifs. Ou encore la Grèce, qui croule sous de nombreux problèmes et cherche désespérément des soutiens. Je sais bien que cela est moins glorieux que de dîner à l’Élysée ou passer en revue les troupes à la chancellerie de Berlin. Mais il s’agit là d’un travail de fond, d’une stratégie à long terme dans laquelle il faut s’investir de façon méthodique. Et qui sera payante au-delà des hasards électoraux pouvant faire capoter des relations bilatérales construites uniquement sur des liens personnels.
Mon hypothèse de travail se résume comme suit : Si nous voulons être efficaces dans le multilatéral, il faut faire un travail de fond précis et efficace dans le bilatéral. Et ma deuxième thèse est que si on veut être pris au sérieux dans la diplomatie multilatérale, il ne faut pas refuser de prendre ses responsabilités. Sans grandes phrases mais avec grande efficacité. J’ai soutenu la présence du Luxembourg au Conseil de sécurité de l’Onu et je soutiens sa candidature au Conseil des droits de l’homme. Nous avons un rôle à jouer, saisissons notre chance.
En politique, comme d’ailleurs partout ailleurs, le ridicule tue. Et puis il vous enlève votre crédibilité. Ce qui en politique est souvent votre bien le plus précieux. Alors lorsque je lis des titres de journaux comme il y quelque temps :« Asselborn warnt Trump », je me dis qu’à force de vouloir être un grand parmi les grands, on risque de faire rire au lieu de faire peur. Cela satisfait peut-être l’ego personnel et celui des admirateurs locaux, mais n’apporte rien à la crédibilité grand-ducale au-delà de nos frontières. De même que la prestation de notre Premier ministre se moquant de son hôte Boris Johnson ayant refusé de se présenter à une conférence de presse commune.
« Dans un monde qui tend à l’universalisme, le Luxembourg est appelé à la participation (…). Ce qui n’empêche que nous devons rester conscients des limites de notre influence et de notre poids (…) », disait Pierre Werner, Premier ministre et ministre des Affaires étrangères à une époque. Trouver le bon ton, les bons mots, le bon moment pour les dire et surtout éviter de toujours essayer d’aboyer plus fort que les autres dans un monde où pullulent les machos brailleurs égomanes. Le Luxembourg n’a qu’à y gagner.
Atlantisme et sinophilie
Je suis profondément atlantiste et je crois que notre pays et l’Europe ont tout intérêt, économiquement, politiquement et militairement, à veiller à ce que les liens avec les États-Unis restent solides. L’administration actuelle ne rend pas la chose aisée. Parce que sa politique divise, est isolationniste et agressive envers l’Europe. Et qu’on a envie de rendre la monnaie de la pièce. Mais j’estime qu’on peut demander au gouvernement de voir plus loin. Les relations avec les États-Unis ne sont pas celles avec un individu, soit-il pour l’instant Président. L’intérêt de notre pays et de notre continent est de préserver une relation transatlantique à long terme. Alors je conseille à notre diplomate en chef de dire les choses qu’il faut dire, parce qu’elles concernent nos valeurs et notre façon d’être, mais d’éviter de tout faire pour briser les ponts d’une relation dont nous aurons âprement besoin dans un monde où les régimes autoritaires chinois et russes reprennent du poil de la bête. Osons penser à long terme, même si le court terme paraît pour l’instant électoralement plus payant.
Et enfin passons à la Chine. Depuis Trump, être sinophile est dans le vent. Cela s’est estompé quelque peu avec le Covid, mais reste néanmoins d’actualité. Mais je ne comprends pas le Gouvernement luxembourgeois qui, à pleins poumons, en appelle à une politique étrangère commune à l’Union européenne, dénonce tous ceux qui jouent dans ce cadre leur propre musique, pour ensuite ne pas hésiter un seul instant à signer un Memorandum of Understanding avec les autorités chinoises sur le projet d’expansion de l’empire du milieu baptisé « One belt, one road ». On range aux oubliettes la politique étrangère commune dès lors qu’on estime qu’il y va de nos intérêts économiques. J’estime personnellement que cela interdit définitivement à notre ministre des Affaires étrangères de jouer au donneur de leçons au-dessus de tout soupçon. Interrogé lors d’une commission des Affaires étrangères sur cet état de fait, le ministre me répond avec une simplicité qui m’a laissé perplexe que lui-même et ses services avaient lu le MOU sans y trouver quoi que ce soit de juridiquement engageant. Ruse, naïveté, naïveté rusée ou simplement inconscience, je ne sais toujours pas. Toujours est-il que mine de rien on engage notre pays dans le soutien à une expansion chinoise qui aujourd’hui est d’ordre mondial. Et qui divise profondément l’Europe et le monde occidental. Ajoutons, pour compléter le tableau, que le ministre refuse de transmettre ce Mémorandum à la Chambre des députés !
Alors le charme de la naïveté jouée et la proximité populaire peuvent faire avaler la pilule quelque temps, voire même des années, mais arrive toujours un moment où les tensions internationales et les pressions intra-européennes vous forcent à jouer cartes sur table. Alors autant savoir de quelles cartes on dispose et quand et comment les utiliser. C’est ce que j’aimerais savoir du gouvernement. Et j’estime que le prochain débat sur la politique des affaires étrangères à la Chambre des députés devrait dépasser le rite annuel du simple voyage autour du monde en 80 minutes pour aborder les véritables enjeux stratégiques de notre diplomatie. Cela risque de durer plus de 80 minutes …