CSV

Plaques tectoniques à la dérive

d'Lëtzebuerger Land du 25.01.2006

« Une guerre de position ? Je ne vois rien de tel ! » François Biltgen, ministre du Travail et de l’Emploi, de la Culture, de l’Enseignement supérieur et de la Recherche et accessoirement président du CSV, se veut rassurant. Ce jour-là, le comité de conjoncture, qu’il préside conjointement avec le ministre de l’Économie Jeannot Krecké (LSAP), a dû constater que le taux de chômage a passé le cap historique des cinq pour cent en décembre, soit 10 653 personnes à la recherche d’un emploi – alors les querelles internes du parti peuvent sembler bien futiles. 

Dans les coulisses, des militants soupirent que depuis les dernières élections législatives de 2004, depuis que le secrétaire général du parti et huitième élu de la circonscription Centre, Jean-Louis Schiltz, était devenu ministre lui aussi, le parti n’a plus vraiment de direction. Les mandataires étant trop pris par leurs charges, a fortiori durant le premier semestre 2005, lorsqu’ils devaient en plus contribuer à la présidence luxembourgeoise du Conseil des ministres de l’Union européenne. 

La surcharge de travail est certainement aussi une des raisons qui ont pu inspirer Jean-Louis Schiltz à l’annonce, surprenante pour beaucoup d’observateurs, lundi 16 janvier, lors des vœux de Nouvel An du CSV, de la mise à disposition prématurée de son mandat de secrétaire général du parti au cours de cette année, au plus tard lors du prochain congrès national, qui pourrait avoir lieu au printemps. Théoriquement, il aurait encore pu rester en poste jusqu’en 2008, mais voulait, selon ses propres dires, laisser une chance à son successeur d’acquérir une certaine expérience avant le grand marathon de la préparation des élections législatives de 2009. Or, depuis que Jean-Louis Schiltz et son prédécesseur Claude Wiseler sont devenus ministres, ce poste-clé qui fut longtemps perçu comme un poste purement organisationnel, à l’ombre du président, a soudain gagné en attractivité pour les jeunes requins du parti qui espèrent grimper les échelons menant vers le pouvoir au plus vite.

Depuis deux semaines, on assiste à un véritable feuilleton à rebondissements en public, dans lequel deux extrêmes du parti s’affrontent : aile gauche contre aile droite – les membres du syndicat chrétien-social LCGB contre les membres du groupe de réflexion néolibéral Cercle Joseph Bech. Où chacun essaie d’établir sa prééminence. « Ni le LCGB, ni le Cercle Joseph Bech ne sont le CSV, » insiste le président François Biltgen. Peut-être pas littéralement, mais le président du LCGB Robert Weber et une grande partie de ses militants sont membres du CSV, à titre individuel certes – trois députés (Marcel Glesener, Marc Spautz, Ali Kaes, et au moins trois ministres, Jean-Claude Juncker, Marie-Josée Jacobs et François Biltgen lui-même sont soit directement issus de l’écurie LCGB, soit s’en disent proches) – tout comme une majorité des membres du Cercle Jos-eph Bech sont au CSV – son président Frank Engel étant même secrétaire du groupe parlementaire du CSV, le fils de Jacques Santer, Patrick, lui-même député, est aussi un membre public du CJB. Quelques chiffres pour mémoire : le CSV revendique 10 000 membres, le LCGB affirme en avoir 40 000 et le CJB en compte une trentaine à tout casser. 

« Nous n’avons pas vraiment quelque chose contre le LCGB en tant que tel, affirme Frank Engel, en entretien avec le Land. Je crois pouvoir dire que sur les questions sociétales, le Cercle Bech se positionne même clairement à gauche du LCGB, car nous avons toujours une approche très pragmatique sur ces questions-là. Mais si une politique de gauche équivaut à une multiplication des contrats collectifs, nous sommes contre. Il y a un bloc des ‘politiquement corrects’ couplés au syndicalisme qui croient que le parti leur appartient. Or, un grand parti populaire comme le CSV doit prendre en compte toutes les tendances dans la société, dont une grande partie de la population qui revendique un certain conservatisme. » 

« Je ne laisserai en aucun cas le Cercle Bech poser ses jalons au sein du parti, » s’offusque le président du LCGB Robert Weber dans les médias, en dernier au « Top Thema » de RTL Tele Lëtzebuerg mercredi soir. Marc Rauchs, candidat CJB malheureux à six voix près au poste du secrétaire général en 2000, pourrait tenter une deuxième chance ; Frank Engel s’avoue ouvertement candidat au poste de secrétaire général du parti – mais ce dernier voudrait alors cumuler les deux postes, de secrétaire du groupe parlementaire et celui de parti, ce qui n’est selon lui pas explicitement interdit par les statuts du parti, mais ce qui ne s’est jamais fait. 

Si un candidat du cercle néolibéral proche du parti était officiellement candidat, Robert Weber veut présenter un candidat-surprise, ou plutôt une candidate : une femme de la circonscription Centre ou Sud, affirme-t-il. La seule candidature possible qui arrive actuellement à concilier les deux bords est celle, souvent évoquée et non encore exclue par l’intéressé lui-même, de Marco Schank, président du CSV Nord, maire de la commune de Heiderscheid et auteur de romans policiers. Candidat malheureux à un poste de ministre en 2004, il est soutenu aussi bien par Robert Weber que par Frank Engel.

« Il n’y a ni péril en la demeure, ni urgence, tempère le président François Biltgen. Ces élections devront avoir lieu au plus tard en décembre 2007. » D’ici-là, le parti veut continuer le toilettage de ses statuts et discuter, aussi en interne et avec ses membres, le paquet de réformes que le gouvernement est en train d’élaborer et qui sera à nouveau discuté dans le cadre du comité de coordination tripartite qui se revoit le 20 février, le tout visant à économiser 1,2 milliard d’euros d’ici 2009. « Notre véritable souci doivent être ces mesures d’austérité, » estime aussi Frank Engel, qui juge que la politique actuelle pose les mauvaises priorités depuis plusieurs années, en misant sur les réformes sociétales – le nom de l’enfant, quel gadget ridicule à ses yeux ! – plutôt que sur le core business que devrait être la politique économique. Où la devise serait : le moins de réglementations et de contraintes possibles à l’économie, pour qu’elle puisse se développer à son aise. « Faire de la politique, c’est aussi décider, être un leader ! » selon lui. Et : « On ne va quand même pas s’excuser d’avoir recueilli 36 pour cent des voix en 2004 ! »

Or, depuis deux ans, on a un peu l’impression que, justement, les différents courants, les différentes plaques tectoniques qui composent et ont toujours composé le parti, sont un peu à la dérive. Alors que c’était plutôt le LSAP qui faisait les Unes avec les différends entre ses membres, voire ses mandataires, on observe depuis plusieurs mois une multiplication de prises de position de différents décideurs politiques du CSV, qui critiquent ou commentent ouvertement la politique du gouvernement. Ainsi, le président de la Chambre des députés Lucien Weiler, qui fait des conférences de presse sur des sujets comme la réforme du divorce, l’ancien ministre de l’Intérieur et actuel président du groupe parlementaire Michel Wolter, qui estima que les mesures d’économie prévues dans le projet de budget d’État 2006 n’allaient pas assez loin et l’articula virulemment aussi bien dans la commission parlementaire que dans les médias, le ministre des Classes moyennes Fernand Boden, qui est cité en page 3 du Luxemburger Wort avec ses réflexions sur la nécessité de réformer les salaires initiaux des fonctionnaires, mettant son collègue de la Fonction publique Claude Wiseler dans l’embarras vis-à-vis de ses subordonnés, ou, dernièrement, le député, président du CSV Stadverband et candidat malheureux au poste de bourgmestre de la Ville de Luxembourg, Laurent Mosar, critiquant ouvertement, à la radio, les perquisitions dans les bureaux de Broadcasting Centre Europe (BCE) – et donc indirectement la Justice de son collègue Luc Frieden –  sont autant d’exemples de ces voix dissonantes du CSV. 

Pourtant, ces dernières années, le parti avait été fier de faire bloc – au moins en public. Les difficultés qu’a eues Jean-Louis Schiltz en 2003 à être nommé sur la liste électorale du Centre pour les législatives de 2004 – sa candidature avait été refusée par une majorité de délégués, il a dû être repêché par le comité des sages – étaient vite classées parmi les anecdotes. Mais tout se passe comme si ce bloc – qui s’était surtout formé autour de Jean-Claude Juncker, le héros des élections de 2004, auquel le parti doit une grande partie de sa nouvelle image plus progressiste –, était en train de se fissurer. Comme si, au-delà de la guerre de succession au poste de secrétaire général, il s’agissait aussi d’une préparation à l’après-JCJ. 

« Jean-Claude Juncker a aussi été plus à gauche à ses débuts qu’il ne l’est aujourd’hui, » sourit Frank Engel. Au gouvernement depuis 24 ans, Premier ministre depuis dix ans, il se pourrait qu’il ait envie de faire autre chose encore, qu’il accepte un mandat européen prochainement – s’il était encore une fois sollicité après avoir décliné toutes les offres alléchantes en 2004, dont celle de devenir Président de la Commission européenne. Depuis quelques années les dauphins se regardent en chiens de faïence – le candidat de gauche, populaire, du Sud François Biltgen et celui qui représente plutôt l’aile droite, répondant à l’obsession sécuritaire de la bourgeoisie du Centre et ayant fait un score de rêve en 2004, Luc Frieden. Entre les deux, Claude Wiseler, centriste, discret et élégant, ferait figure de candidat du compromis, bien que manquant un peu de profil politique.Comme un clin d’œil ironique, Frank Engel a accroché, dans son bureau au CSV, la couverture du magazine PaperJam de janvier 2006, avec la célèbre photo de Luc Frieden en roi soleil, sous verre à côté de celle, officielle, du couple grand-ducal. Encore un prédécesseur à déboulonner pour ce jeune requin de trente ans, juriste de formation, qui, décidément, ne cache pas ses ambitions.

josée hansen
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