Hermann Nitsch est mort en 2022, occupé jusqu’au dernier jour à la version 2 de son 6-Tage-Spiel, reprise le week-end de Pentecôte

Irons-nous toujours à Prinzendorf ?

d'Lëtzebuerger Land vom 20.06.2025

Le hasard a fait que se sont suivis, à quelques jours d’intervalle, des voyages à Giverny et à Prinzendorf. D’un côté, les coteaux de Seine avec, dans la brume matinale, la plus convaincante image impressionniste, la maison de Monet, ses jardins, celui des allées fleuries, même elles eussent été plus luxuriantes à un autre moment, vrai aussi dans celui des nénuphars quasiment inexistants. De l’autre, les collines plantées de vignes du nord de la Basse-Autriche, le château de Nitsch, sa cour intérieure, ses dépendances, du Schüttboden au Weinkeller. Deux lieux, des hauts lieux, liés indissociablement aux deux artistes et à leur œuvre, tous deux passés dans l’histoire de l’art.

Le rapprochement dépasse, et de loin, le pur hasard. Le musée de l’Orangerie, à Paris, n’a-t-il pas il y a un an et demi rendu hommage à l’Autrichien, dans ce qui aurait dû être un autre projet, tribut de Nitsch à Monet, arrêté par la mort. Face aux Nymphéas, dès lors, ce furent les dernières peintures de Nitsch, éblouissantes, vivement pétries, malaxées. Au sujet des Nymphéas, Clémenceau notait que Monet atteignait la limite de ce que peut accomplir la puissance de la brosse et du cerveau. Question couleur et lumière, le jeu est égal ; pour les limites, Nitsch les a repoussées, abolies, cela appartenant à son temps, les années soixante du siècle dernier, place à la mise en scène d’événements réels, aux corps des ordres humain et animal, leur sang, leur chair, leurs boyaux, pour souiller la toile, non, pour en sortir dans des actions, des rituels avec leur signification symbolique, et leurs parts immémoriale et contemporaine.

Les deux premières journées du 6-Tage-Spiel avaient été données en 2022 et en 2023. Là, en ce mois de juin, les tables se trouvent dressées pour la suite, toutes coloriées, recouvertes de fruits, de légumes, ailleurs de toutes sortes d’abats, pour telles actions, de même du côté sud de la cour, contre la façade comme des toiles vierges sont prêtes, alors que l’orchestre, imposant de nombre déjà, soutenu par de la musique électronique, à d’autres moments par un chœur, donne le substrat du Gesamtkunstwerk avec des accents proprement wagnériens, prolongés indéfiniment sous la direction d’Andrea Cusumano. Très vite, tous les sens se trouvent échauffés, excités, se répondent les uns autres, se confondent dans la plus pure synesthésie. Et ne font que suivre une partition parfaitement réglée et respectée sous les ordres de Leonhard Kopp et de Frank Gassner. Avec à tels moment de grande tension, voire d’apothéose, le tintement des cloches, le métal sonore et assourdissant des gongs. C’est prenant, c’est empoignant, on peut s’y soustraire, prendre quelque mets, un verre de vin, et quelquefois aller se recueillir à la tombe de Nitsch, à l’arrière du château.

Les épisodes se suivent, actions où le corps humain, vêtu de blanc ou dénudé, est mis à l’épreuve, comme dans les crucifixions, où un cadavre animal est posé sur la personne et que d’autres acteurs se mettent à fouiller de leurs mains ses entrailles, y versent du sang. Tous en sortent rougis, du moins avec de belles coulures, peintures « éclaboussées » (traduction insuffisante pour Schüttbilder) vivantes. Ce sera pire après une mêlée de tout ce monde au fond du bassin de la cour, plus moyen alors de reconnaître quiconque, à quelle équipe le joueur appartiendrait s’il s’agissait d’un simple match de rugby. Chose essentielle cependant, de détente, de jeu quasiment sans frein au milieu de rites conjurant, transcendant même tant de violence.

L’édifice baroque, d’une ordonnance très classique toutefois, remonte au milieu du 18e siècle, sans doute construit sur les ruines d’une forteresse médiévale ; acquis en 1971 pour devenir le Bayreuth de Nitsch, il fut en possession du Stift Klosterneuburg depuis 1838. Avec ses environs, il donne lieu, offre ses emplacements, leurs scènes variés, aux multiples cérémonies. Voilà qu’on descend dans la cave à vin où bien sûr à la lumière des torches un caractère plus secret, caché, s’impose et se répand, est-ce Adonis qui est touché du bout de la lance, ou carrément Amfortas ? Dehors, c’est Dionysos qui règne, dieu de la fête. Quant à la procession à travers les champs alentour, ou celle descendant et remontant l’allée du parc, elles se rapprochant dans leur éclat, dans leur vive lueur, des derniers tableaux de l’artiste, « fleurs de la résurrection ». En attendant, après dans la nuit les sonorités de musique de chambre, sur la terrasse, le nouveau lever du soleil.

Qu’adviendra-t-il du château, du 6-Tage-Spiel ? L’autre semaine, Rita Nitsch a pu exaucer, une dernière fois peut-être, le vœu de l’artiste, son mari défunt. En payant tout de ses propres deniers. Le château, à l’instar de la maison de Monet, volonté politique aidant, pourrait devenir l’endroit le plus mémorable de l’actionnisme viennois. Dès ses premières actions était poussé à cette réalisation. À l’époque, il fut son propre acteur, à sa suite, aujourd’hui, tant de jeunes filles, de jeunes gens participent. Ils endurent les peines des exercices, bravent la chaleur, ou la pluie et le froid. Heinz Cibulka a été l’un des principaux acteurs des premiers temps actionnistes, plus tard le photographe attitré. « Mit heinz cibulka war ein grossartiger passiver akteur gegeben, er stellte in den 60iger jahren seinen körper für aktionen von schwarzkogler und mir zur verfügung… vor allem wurde von ihm die grosse ruhe, die hingabe die passivität, das so-sein verlangt. er leistete das vollkommene augehen in einem geschehen… »

Peut-être n’irons-nous plus à Prinzendorf, que ce qui peut s’avérer le dernier témoignage soit dédié justement à l’ami Heinz Cibulka, en contrepoint aussi de se démêlées luxembourgeoises jadis. La maladie a empêché les retrouvailles l’autre week-end.

Lucien Kayser
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