« J’avais une belle vie là-bas… » Riad Taha prend une gorgée de bière, choisie pour accompagner une pizza à midi. « J’avais ma propre société qui marchait bien, une maison, une voiture, de l’argent, une situation – et surtout ma famille et mes amis, ma communauté, essentielle chez nous. J’ai tout perdu ! » À 32 ans, Riad Taha est un homme brisé par la guerre en Syrie. Son histoire est celle des centaines, de milliers de compatriotes qui, depuis le début de la guerre en 2011, ont choisi le chemin de l’exil pour survivre
Ingénieur en informatique, il avait sa propre société, National for Computer and Networking, fondée en 2010 et employant une trentaine de personnes, qui vendait aussi bien des ordinateurs que des systèmes de sécurité et des services dans le domaine des technologies de l’information à Homs ; il habitait à la périphérie. Un jour, la guerre venait de commencer, lors d’une foire professionnelle, le ministre des Communications vient le voir et lui demande de travailler pour le gouvernement, afin de l’aider à développer ses programmes électroniques d’e-government. Ce n’est que lors d’un rendez-vous à Damas que Riad Taha apprend qu’en réalité, on lui demande de construire une réputation virale sur les réseaux sociaux pour le régime de Bachar el-Assad. Le gouvernement espère que, si l’insurrection du peuple syrien s’est organisée et propagée sur les réseaux sociaux, elle pourra aussi y être éteinte, ou du moins calmée.
Riad Taha refuse, car il a vu 200 chars et 10 000 soldats débarquer dans sa ville qui ne compte que 45 000 habitants, en tuer ou faire disparaître 500 et arrêter 2 000. « Pourquoi ont-ils fait ça ? Il n’y avait pas de terroristes islamiques chez nous, c’était juste pour faire régner la terreur… » Son refus lui vaudra un mois et demi de torture en prison : « C’était si dur que je les ai suppliés de me tuer afin que ça s’arrête – puis, à bout, j’ai fini par accepter tout ce qu’ils me demandaient. » Une fois relâché sur base de sa promesse de mettre ses compétences au service du régime, il prend immédiatement la fuite et quitte la Syrie, d’abord en direction de la Turquie, puis essaye l’Égypte, et à nouveau la Turquie. À chaque fois, sa vie y est trop dure, il se sent toujours persécuté. C’est à ce moment-là qu’il décide de s’inscrire à la conférence ICT Spring au Luxembourg, qui avait lieu en juin 2013, se fait confirmer sa venue par l’organisateur, sur base de quoi il obtient un visa pour venir au grand-duché. Une fois ici, il dépose une demande de statut de réfugié, qu’il obtient très vite, en septembre. « Peut-être que j’ai de justesse échappé à la mort, dit-il, pensif. Et la mort, vous savez, nous la craignons tous. Aujourd’hui, j’essaie de reconstruire ma vie… »
Débute alors cette épopée que l’on ne raconte plus guère dans les histoires dont on croit que l’obtention du statut de réfugié est le happy end, ce but de centaines de demandeurs par an, dont la majorité n’a guère de chances de le décrocher un jour, et qui permet de véritablement commencer à penser refaire sa vie dans le pays dans lequel on atterrit. Pour Riad Taha, ce n’était qu’un début, qu’un papier. Car il avait des problèmes psychologiques graves, il montre l’avis d’une psychologue pour le prouver : dépression, cauchemars, angoisses. Il ne souffre pas seulement de son propre vécu, mais a aussi très peur pour sa famille restée là-bas : Sa mère avec une sœur et un frère sont encore en Syrie, dans leur village près de Homs. « Je n’arrive pas à les joindre, tout ce que j’ai pour rester en contact et savoir qu’ils sont en vie, c’est une page Facebook qui est sporadiquement actualisée, lorsqu’ils ont un peu de réseau et d’électricité », raconte Riad Taha. « Récemment, j’ai eu un choc d’y voir ma mère en pleurs dans une vidéo dans laquelle elle racontait un bombardement. Elle pleurait – mais elle était en vie ! » Le reste de sa famille, son père âgé et malade, ses frères et sœurs et l’épouse avec quatre enfants d’un de ses frères, sont en Turquie. « Mon plus jeune frère n’a que 17 ans, ce n’était encore qu’un enfant lorsqu’ils ont dû fuir il y a trois ans. Tout ce qu’il veut, c’est retourner avec sa mère… »
Riad Taha a déposé une demande de regroupement familial début 2014, en tout, il voudrait faire venir quatorze personnes. Le ministère de l’Immigration leur avait fait miroiter la possibilité de les intégrer dans le programme de resettlement de l’UNHCR (voir ci-dessous), des interviews ont été effectuées sur place, et finalement, la réponse était négative. Une catastrophe pour Riad. « Nous attendons toujours une réponse de la part du ministère pour connaître les raisons de ce refus, explique son avocat, maître Frank Wies. Mais je sais par expérience, notamment de familles irakiennes, que le gouvernement applique de manière très restrictive la loi de 2008 sur la libre-circulation et l’immigration en ce qui concerne les regroupements familiaux. » C’est-à-dire que seuls sont éligibles les descendants et ascendants en ligne directe – soit ici ses parents, Riad Taha n’ayant ni enfants, ni épouse.
Aujourd’hui, après des mois d’engagement bénévole dans des ONGs de défense des droits de l’homme, aussi bien en Turquie qu’au Luxembourg (notamment auprès d’Amnesty International, qu’il a assisté avec ses compétences informatiques durant plus d’un an), Riad Taha a repris pied : il suit un master professionnel en Information system security management à l’Université du Luxembourg, avec des cours les samedis et parfois le vendredi, et il a trouvé un emploi de commercial auprès de Talkwalker, une jeune société établie au centre-ville et spécialisée dans l’analyse de réputation des marques sur les réseaux sociaux. Il y est responsable du marché du Moyen Orient. « Je veux toujours faire quelque chose, je suis quelqu’un de très actif, dit-il, je sais comment gérer ma vie. Mais je suis triste à chaque fois que j’apprends de mauvaises nouvelles des gens là-bas. J’aide ma famille, j’essaie de leur envoyer autant d’argent que je peux. Je voudrais continuer avec un doctorat à l’Université, mais le plus important pour moi serait d’être avec ma famille. Ils sont ma seule motivation à me reconstruire ici, j’ai besoin d’eux. S’ils ne peuvent pas venir, je ne pourrai pas rester non plus. Et pourtant, j’aurais voulu rester et rendre au Luxembourg ce qu’il m’a donné, m’impliquer dans la société ici. » Il reprend une gorgée de bière et regarde dans le vide pendant quelques instants. « J’essaie d’être positif et d’espérer. Mais je ne veux pas perdre ma vie une nouvelle fois… »