Ils se font la bise en arrivant, saluent à gauche et à droite, serrent des mains et rigolent avec leurs collègues du Parlement avant de s’asseoir sagement l’un à côté de l’autre sur le banc du gouvernement, en face de la tribune de l’orateur. Quand Jean-Claude Juncker (CSV) commence son discours sur la déclaration gouvernementale que le Premier ministre Xavier Bettel (DP) a tenue la veille (voir page 4), ce dernier, son vice-Premier ministre Etienne Schneider (LSAP) et le chef de file des Verts au gouvernement, Félix Braz, sont tout ouïe d’entendre ce que le père qu’ils ont assassiné deux fois de suite, le 10 juillet et le 20 octobre, a à leur dire, quelles notes il va attribuer à ce programme du « renouveau », du « progrès » et de la « relance ».
Après que Claude Wiseler, le vice-président du groupe parlementaire du CSV et ancien superministre du Développement durable et des Infrastrutures, ait eu à assurer durant une semaine, depuis la publication hâtive de l’accord de coalition lundi dernier (voir d’Land 49/13), le rôle de critique officiel du CSV, essayant de trouver quelques cheveux dans la soupe, la séance de mercredi au Parlement était la première prise de position officielle du vétéran de l’Hôtel de Bourgogne. « La déclaration gouvernementale ne m’a pas déçu », commence-t-il un discours de deux heures, beaucoup plus libre et rhétoriquement plus brillant que le discours laborieux et très technocratique de Xavier Bettel la veille. Il n’est pas déçu parce qu’il « constate une continuité étonnante, 80 pour cent de ce programme est une suite des projets entamés par le précédent gouvernement ou ont été copiés sur le programme électoral du CSV ! » Hilarité dans la salle, ce qui, après un échange verbal animé, amènera Etienne Schneider à estimer que peut-être il ne s’agissait pas d’une coalition à trois, mais à quatre partis.
La boutade n’est peut-être pas si fausse, car Jean-Claude Juncker avait beaucoup de mal à trouver des choses fondamentales à redire au programme de la nouvelle majorité : la participation citoyenne ? Le CSV envisageait lui aussi un référendum sur le projet de la nouvelle Constitution, une fois les travaux de la commission parlementaire terminés. Même si Juncker met en garde devant des abus de la procédure du référendum, par exemple de convoquer trop souvent les électeurs, pour des questions secondaires comme la limitation du nombre de mandats des ministres ou l’abaissement de l’âge des électeurs à seize ans : « Si vous voulez changer cela, faites-le ici, à la Chambre des députés ! » Beaucoup plus sérieusement, le leader des chrétiens-sociaux s’inquiète du potentiel démagogique, voire d’un virage à l’extrême-droite d’un référendum sur le droit de vote des non-Luxembourgeois aux législatives, se souvenant encore à quel point le débat s’était envenimé lors de la discussion sur ce droit de vote aux communales, introduit par le traité de Maastricht il y a vingt ans. Le Te Deum ? « Je ne vais pas vous accuser de vouloir le supprimer, car je sais à quel point certains d’entre vous aiment y assister ! » rigole Jean-Claude Juncker, avant de souligner que jadis déjà, alors qu’il était jeune Premier ministre, il avait voulu tout changer aux cérémonies officielles pour la Fête nationale, mais que cela s’avéra difficile.
Les réformes sociétales – introduction du mariage pour tous, droit d’adoption, réforme du divorce, séparation entre l’Église et l’État – ou celles de la Justice ? La politique pour la place financière ou celle de la Santé ? Le CSV n’y voit pas de problèmes, Jean-Claude Juncker s’affairant encore et encore à souligner les similitudes entre l’approche de ceux qui se veulent modernes avec eux, les anciens, sur beaucoup de sujets, tentant soit de faire paraître les jeunes quadras du centre-gauche comme des conservateurs, soit de faire ressembler les conservateurs du CSV comme modernes. D’ailleurs, il serait même prêt, lui, « maintenant que je suis un homme libre, libéré du fardeau de la charge », d’avouer qu’il considère, à titre personnel, la deuxième consultation obligatoire pour les femmes enceintes avant un avortement, introduite sur pression du CSV, comme trop contraignante. Ouverture ?
Là où tous les orateurs de l’opposition étaient prêts à avoir quelque estime pour la volonté de modernisation de la nouvelle majorité, « et nous trouvons que c’est très bien que le CSV ne soit plus au gouvernement, que l’État CSV perde son influence » selon Justin Turpel (Déi Lénk), tous les trois fustigèrent unanimement l’absence de pistes concrètes de consolidation du déficit budgétaire de 1,5 milliard d’euros. « Il y a plus de précisions dans l’accord de coalition sur l’hygiène à appliquer dans un studio de piercing que d’indications sur la politique financière et fiscale de ce gouvernement, » s’amusa Gast Gibéryen, orateur de l’ADR.
Les chiffres sur les finances publiques du Comité de prévision étaient connus avant les élections, les contraintes de la politique budgétaire européenne aussi, souligne encore Jean-Claude Juncker, mais le programme gouvernemental est muet sur le coût des politiques qu’il propose. Et ce ne fut qu’au détour d’une émission de télévision qu’il apprit, de la bouche du vice-Premier ministre Etienne Schneider, que le taux de TVA allait monter de deux points, de quinze à 17 pour cent. La réponse de Xavier Bettel à ces reproches est toujours la même : Laissez-nous un peu de temps pour analyser, évaluer, calculer. « Dites-nous au moins avec quel but vous voulez évaluer le salaire social minimum, le revenu minimum garanti et l’indemnité de chômage ? Comment vous voulez arriver à ce que les transferts sociaux soient plus sélectifs ? » les interpella Jean-Claude Juncker. C’est Eugène Berger, président du groupe parlementaire libéral, qui répondit peu après au sous-entendu : « Avec le DP, il ne sera pas possible de réaliser une politique du froid social ! »
Si la motion exprimant la confiance de la Chambre des députés au gouvernement, déposée par le même Eugène Berger, a finalement été adoptée avec les seules 32 voix de la majorité, Jean-Claude Juncker n’a pas raté l’occasion de s’en prendre une nouvelle fois aux trois partis ayant concocté cette coalition sans le CSV, qui reste « le parti le plus fort » du parlement et qui n’a pas perdu les élections mais seulement en voix et en sièges, selon la rengaine entonnée depuis presque deux mois maintenant. Et il ne cacha pas que, davantage que Xavier Bettel et le DP, qu’il avait vu venir dans les sondages, ce sont les socialistes qui doivent craindre sa rancune : « Vous, Monsieur Schneider, vouliez gagner les élections et devenir Premier ministre, mais le LSAP a fait son pire résultat depuis la Deuxième Guerre mondiale et vous-mêmes ne vous êtes classé que quatorzième au Centre, loin derrière vos ambitions. Et vous devez maintenant assister Xavier Bettel, qui ne voulait pas devenir ministre et doit néanmoins assumer cette tâche... » À ce moment-là, même Xavier Bettel a brièvement arrêté de faire du multi-tasking et de consulter téléphone portable et tablette en parallèle. À ce moment-là, Jean-Claude Juncker et le CSV étaient arrivés dans l’opposition.