Le théâtre engagé n’a pas attendu la prolifération des « vérités alternatives » pour donner l’alerte : bien avant que la classe politique s’inquiète des distorsions quotidiennes de l’état du monde à travers certains de ses principaux protagonistes, le théâtre a joué son rôle de séismographe de l’altération du langage et des consciences. Face à une parole dont le statut est de plus en plus détérioré, la nouvelle sobriété dont se prévalent désormais des metteurs en scène chevronnés comme Thomas Ostermeier ou Stanislas Nordey a valeur de manifeste : c’est un appel aux armes au moyen des ressources premières de l’art théâtral, la parole et le geste.
La vieille question de l’engagement public se pose avec une urgence nouvelle depuis que le devenir de la planète semble se retrouver entre les mains de cabotins décomplexés. À l’instar d’un Pier Paolo Pasolini qui, déjà au début des années 1970, plaidait pour un « théâtre de texte », la mise en avant des outils de base et l’accent mis sur le processus d’élaboration permettent de contourner le piège du théâtre à thèse. Les productions d’un Milo Rau en sont la parfaite illustration.
Parmi les spectacles récents traduisant cette tendance, il faut relever Im Herzen der Gewalt, adaptation scénique du roman d’Edouard Louis par Thomas Ostermeier. Alors que sa tentative précédente de transférer le récit autobiographique de Didier Eribon, Retour à Reims, pâtissait d’un certain éparpillement thématique, L’histoire de la violence concentre le propos sur l’essentiel, jusqu’au viol qui est le ressort central du texte. Et réussit là où Milo Rau avait échoué avec La reprise : forcer le public à garder les yeux grands ouverts devant un simulacre du réel qui provoque une réaction cathartique fondamentale, ressuscitant – au-delà du titre programmatique – la violence archaïque première de l’expérience théâtrale. Le jeu subtil sur les décalages – comme la ressemblance frappante de l’acteur Laurenz Laufenberg avec son modèle Edouard Louis – reflète l’ambigüité inhérente des situations évoquées, tout en évitant l’écueil de la victimisation tellement présente dans le discours sociologique actuel.
C’est à la demande expresse de Stanislas Nordey qu’Edouard Louis a écrit Qui a tué mon père, que l’actuel directeur du TNS vient de monter – et d’interpréter – à Strasbourg. Dans le droit fil de Retour à Reims et Histoire de la violence, le monologue tente une réconciliation tardive avec la figure du père à travers la dénonciation politique des circonstances sociales qui cantonnent l’ancienne classe ouvrière dans une misère culturelle qu’aucune lutte des classes ne vient désormais racheter. Comme l’a dit Edouard Louis dans un entretien lors de la première de la pièce : « On produit tous les jours des manières de ne pas voir la violence, ne pas voir la souffrance. C’est pour cela que Qui a tué mon père a cette forme très directe, où je dis les noms des gens qui ont détruit sa santé.(…) Cette violence de la culture pose la question de comment faire de la culture autrement. Stanislas en est conscient. Il y a toujours une autocélébration et une naïveté de la bourgeoisie qui voudrait dire : la culture, c’est ce qui sauve. Ce qui m’a frappé et m’a tout de suite intéressé chez Stanislas, c’est qu’il n’est pas dans ce discours. Il sait aussi que parfois, la culture, ça écrase, ça humilie, ça exclut. La culture qui accueille les gens plutôt que de les violenter est loin d’être majoritaire. C’est à partir de là qu’il essaie de créer. ». Le rétablissement douloureux du lien filial au niveau anecdotique du vécu personnel se double d’une réflexion sur les capacités du théâtre de parler de – et à – son époque : une remontée affective, psychologique et politique, dont la performance théâtrale est l’aboutissement. La scène est le lieu où la politique advient.
Comment recréer un lien avec un public de plus en plus atomisé, produit d’une société ueberisée où optimisation individuelle et auto-exploitation tacite sont souvent les deux faces d’une même médaille et où l’illusion de la liberté se confine à l’exploitation d’espaces virtuels (« sous le haut patronage de nous-mêmes », pourrait-on persifler) ? La disparition des grands récits fédérateurs, conséquence d’une « idéologie sans idéologie » – mais dont la « violence blanche » est décortiquée systématiquement chez Louis et Eribon – est la toile de fond de ce nouveau théâtre qui refuse de baisser les bras et de sombrer dans l’épisodique. (Cette recherche d’unité au-delà de l’individu et de la société atomisés se retrouve dans la percée des mises en scène chorales, à l’image des « soirées » de Marthaler). Pour cela, il lui faut retrouver une parole intacte, pierre angulaire d’un théâtre analogique qui remet l’humain et la collectivité au centre en distillant un temps mesuré et cadencé, qui s’oppose au temps factice des algorithmes. Reculer pour mieux avancer : c’est de nouveau, dans un retournement cyclique comme il en advient parfois, le défi pour retrouver la clé du fonctionnement démocratique par un retour aux origines.
Milo Rau a donné son manifeste pour ce théâtre post-spectaculaire en prenant les rênes du NTGent. Chez lui et sa troupe, cette avant-garde analogique se décline par une mise-à-plat des ficelles du métier, tout en collant de près à l’actualité, affrontée dans un corps à corps qui rappelle les beaux jours d’Homme pour homme de Brecht. La dialectique n’étant non plus ce qu’elle était, cela résulte en une suspension de contradictions non résolues : l’effet de distanciation qu’introduit Oreste à Mossoul en transposant la tragédie des Atrides sur la terre brûlée du Kurdistan irakien sert de révélateur aux profondes dissensions qui peuvent exister entre acteurs européens et irakiens. En tentant de souligner la dimension homosexuelle de la tragédie d’Eschyle, Rau risque un éclat qui fait presque capoter son projet interculturel. À la fin, la crise reste latente, mettant crûment en lumière les limites de l’entreprise. Le spectacle vivant est à ce prix.
Une autre production récente signe le retour du réalisme : plus inattendue, puisqu’il s’agit de la mise en scène par Nina Russi – un nom à retenir – de l’opéra A quiet place de Leonard Bernstein, au théâtre d’Aix-la-Chapelle. L’ambition et la réussite de cette production dépassent de loin tout ce qu’on a pu voir et entendre lors du centenaire ô combien commémoré du compositeur. Russi dégraisse la partition et le jeu des acteurs (avec la révélation, comme baryton et comme comédien, du prometteur Fabio Lesuisse, dont l’interprétation est proche des figures du cinéma de Xavier Dolan) pour porter la fable familiale du livret au niveau d’un règlement de comptes rédempteur des traumatismes post-Vietnam de la psyché américaine, avec le couple incestueux du frère et de la sœur en Oreste et Electre d’une scène primitive qui frappe par sa contemporanéité absolue.
Dans toutes ces productions, la place de l’acteur redevient centrale : à lui de frapper les mots afin de mieux frapper les esprits.