Ce ne sont pas de petites adaptations par-ci par-là qu’a réalisées la nouvelle directrice du Théâtre d’Esch, Carole Lorang, pour la première saison dont elle a assumé toute la programmation – c’est une véritable révolution ! Elle est d’abord visible dans la forme : nouveau site internet, nouveau format de brochure, nouveau logo symbolisant l’ambition inclusive du théâtre municipal, campagne de communication aux images décalées… Elle se décline ensuite dans les gestes d’ouverture vers tous les publics, locaux, internationaux, jeunes, vieux ou à besoins spécifiques. Ce sont autant d’invitations à découvrir un théâtre de proximité, de surmonter son appréhension, parce que cette maison municipale est aussi « un lieu social », comme l’écrit le maire Georges Mischo (CSV) dans sa préface au programme, qu’il s’agit de se « réapproprier ».
Pour cela, les prix d’entrée restent très modiques, vingt euros maximum, et de nouvelles formules d’abonnements sont lancées : un pass intitulé « J’aime bien ce que vous faites », qui, pour 25 euros, permet d’avoir des prix super-réduits à tous les spectacles (entre six et douze euros) ; un autre appelé « Je suis mordu », qui, pour 220 euros, donne accès gratuit à tous les spectacles de la saison, ou encore « Be-môme », trente euros, qui permet à un adulte d’accompagner son enfant à tous les spectacles jeune public… Un « comité des spectateurs » permettra aux plus curieux de découvrir les spectacles en cours de création, un service de baby-sitting est offert aux jeunes parents afin qu’ils puissent accéder à des matinées de théâtre, et l’administration se propose même de mettre en place un réseau de férus de théâtre d’une région afin qu’ils puissent venir en covoiturage au spectacle et rentrer ensemble en discutant de ce qu’ils ont vu. L’ambition de Carole Lorang, metteure en scène de formation ayant fait ses armes en Belgique, est de démocratiser le théâtre, de l’ouvrir sur la ville, d’en faire un lieu vivant et de rencontres, qui n’ouvre pas dix minutes avant le spectacle et baisse les rideaux dix minutes après.
La saison 2019-20 est placée sous le signe du courage et Lorang en fait largement preuve en dépoussiérant vigoureusement la programmation. Elle a par exemple viré tous ces spectacles de boulevard français avec des stars oubliées du petit écran qui passaient complètement sous le radar du public luxembourgeois, mais faisaient un carton auprès du public frontalier : la maison était toujours pleine. Ils sont remplacés par une offre beaucoup plus éclectique et pointue, qui s’étend de Goldoni à la jeune création contemporaine.
En avril, le Théâtre d’Esch accueille ainsi la mise en scène datant de 1947 par Giorgio Strehler himself au Piccolo Teatro de Milan d’Arlecchino servitore di due padroni de Carlo Goldoni, qui tourne depuis ...72 ans ! Carole Lorang ravive aussi de créations plus récentes célébrées ailleurs, comme cet iconique Monocle, portrait de S. von Harden de Stéphane Ghislain Roussel, avec un extraordinaire Luc Schiltz dans le rôle de la journaliste Sylvia von Harden ayant posé pour un célèbre portrait d’Otto Dix. Le monologue est flanqué ici d’une version de L’histoire du soldat de Stravinsky, interprétée par la Kammerata Luxembourg, pour une soirée consacrée aux années 1920 (fin avril).
La chorégraphe Simone Mousset, « artiste en résidence » pour trois saisons, présentera son emblématique Bal, qui avait fait scandale en 2017 à Mersch, Mousset ayant fait croire qu’elle avait découvert deux sœurs danseuses qui auraient fait une carrière internationale mais auraient été complètement oubliées au Luxembourg (en juin). Et Renelde Pierlot mettra en place une recréation de son spectacle immersif et déambulatoire Voir la feuille à l’envers, sur la sexualité de populations marginalisées (en prison, en maison de retraite, en situation de handicap), créé l’année dernière au Capucins et qu’il ne faut rater sous aucun prétexte (en mai).
Germain Wagner reprendra son interprétation de Bericht für eine Akademie de Kafka, jouée à Esch en 2017, mais le metteur en scène Stefan Maurer l’accompagnera cette fois-ci d’une version de Qui a tué mon père, le texte accusateur qu’Edouard Louis a écrit pour Stanislas Nordey dénonçant la violence sociale française et accusant les politiques d’être responsables de la destruction du corps de son père. Luc Schiltz interprétera ce texte sur scène, en mai (en coproduction avec le Cape d’Ettelbruck). Le jeune auteur Edouard Louis (*1992) sera une deuxième fois au programme, avec Histoire de la violence, son récit d’un viol, adapté ici par Laurent Hatat et Emma Gustafsson, une coproduction française, qui sera montrée début mars – en parallèle à la version allemande par Thomas Ostermeier pour la Schaubühne à Berlin, Im Herzen der Gewalt, programmée dix jours plus tard au Grand Théâtre. On pourra donc comparer ces deux lectures différentes.
Le courage tel que le définit Carole Lorang est souvent féminin : les créations du Théâtre d’Esch abondent dans ce sens : le collectif Independent Little Lies propose un spectacle sur le féminisme, Footnotes (en novembre), Catherine Schaub travaillera sur le courage à partir de textes d’auteures (Céline Delbecq, Penda Diouf, Julie Gilbert et Camille Laurens) pour Le courage (avec e.a. Valérie Bodson, en novembre/décembre), alors que Sophie Langevin développe un spectacle documentaire sur Les frontalières, basé sur des témoignages de celles qui font tous les jours des centaines de kilomètres pour venir travailler au Luxembourg (création en juin).
Si l’homme rit parce qu’il a conscience de sa mort, le Théâtre d’Esch mise en outre sur l’humour comme attitude face à la violence de l’époque et l’absurdité de l’existence, ce qui se voit surtout du côté des accueils. Le désopilant Blockbuster du collectif Mensuel, qui réinterprète les grands classiques du cinéma en live sur scène (vu à Mamer, en janvier), une version rock de Molière (Scapin 68, en février), l’acclamé Is there life on mars ? d’Héloïse Meire, sur l’autisme (en janvier) ou Schtonk !, d’après le film de Helmut Dietl, avec Luc Feit dans un des rôles (en mai).